Les illusions fiscales françaises

Par Jean-Charles Simon  |   |  1733  mots
Pierre Moscovici, ministre de l'Economie et des Finances, mais aussi prestidigitateur... | REUTERS
La présentation du budget est un exercice difficile en période de crise. Notre contributeur, Jean-Charles Simon, constate que la tâche n'est pas un problème pour le gouvernement, qui a maîtrisé l'illusion... jusqu'à l'enfumage ?

La période budgétaire est propice aux débats fiscaux les plus enfiévrés. En comparaison, l'évolution des dépenses des administrations suscite peu d'émotion. Il y a bien les traditionnels palmarès des ministères gagnants et perdants ( "gagnants" = des sous en plus à dépenser), quelques chiffres emblématiques sur des évolutions d'effectifs, mais trois fois rien en comparaison de la poussée d'adrénaline que provoquera telle micro-taxe supplémentaire.

C'est la première de nos hypnoses collectives en matière fiscalo-budgétaire : alors que le débat public devrait privilégier l'évolution des dépenses, on préfèrera s'épancher sur la taxation d'un alcool ou le rabotage d'une niche fiscale.

Or tout procède de cette masse de dépenses, et d'abord l'ajustement des prélèvements obligatoires décidé pour atteindre un niveau de déficit à peu près supportable par les créanciers et l'Union européenne…

Ne parler que du PLF, omettre le PLFSS

L'autre tour de force de cette saison budgétaire et automnale consiste à ne parler, pour l'essentiel, que du budget de l'Etat. Malgré la création déjà ancienne de son pendant social, le « PLFSS » (projet de loi de financement de la sécurité sociale), et leur simultanéité (ils sont présentés à quelques jours d'intervalle et discutés au cours des mêmes semaines au Parlement), la part du lion reste réservée au "vrai budget", le "PLF".

Un écho d'autant plus disproportionné en faveur de ce dernier qu'il pèse moins lourd que son jumeau social. Le budget de l'État au sens large, incluant les prélèvements sur recettes à destination des collectivités locales et de l'Union européenne, mais aussi des transferts au profit de la sécurité sociale - dont la compensation d'allègements de charges -, aura porté sur environ 375 milliards d'euros de dépenses en 2013.

Le PLF représente ainsi moins du tiers de l'ensemble des dépenses publiques, qui doit atteindre environ 1180 milliards d'euros sur l'année 2013. Tandis que le périmètre du PLFSS couvre lui près de 490 milliards pour l'année en cours (régimes de base et fonds de solidarité vieillesse).

Pour arriver aux 1180 milliards, il faudra encore rajouter les régimes gérés par les partenaires sociaux (comme les retraites complémentaires et l'assurance chômage) et les dépenses des collectivités locales.

L'hystérie collective de la hausse de l'impôt sur le revenu

Aux oubliettes les budgets autres que celui de l'Etat, et donc priorité à ses nouveaux prélèvements ou aux augmentations de l'année. Au premier rang des préoccupations, l'impôt sur le revenu (IR). Il y a une telle emphase sur cet impôt que bien des contribuables doivent imaginer qu'il s'agit là de la principale recette de l'Etat.

Or, à "seulement" 75 milliards d'euros attendus en 2014, il ne s'agit que du quart de ses recettes, et surtout, de moins de 8 % du total des prélèvements obligatoires.

Mais le mécanisme déclaratif, le décalage d'une année, un choix relatif dans les modalités de paiement, le barème progressif et les calculs intégrant toutes les dimensions de la vie de chacun (situation familiale, charges, revenus divers…) sacralisent cet impôt… qui n'est pourtant payé que par un peu plus d'un foyer sur deux.

Ses évolutions même minimes sont dès lors autant de traumatismes potentiels. Parmi les derniers exemples en date, le fameux "gel du barème" de l'IR, c'est-à-dire l'absence d'indexation des seuils de chaque tranche sur l'inflation. Décidée en 2011 au début du tour de vis fiscal qui n'a cessé depuis, cette mesure a fait les gros titres et généré des polémiques sans fin, pour être finalement abandonnée en 2014.

Car cette absence d'indexation a deux conséquences : une augmentation d'impôt pour tous ceux dont les revenus augmentent, même peu (par exemple du fait des augmentations annuelles de salaires) et, à l'entrée du barème, de nouveaux contribuables auparavant exonérés. D'où une forme d'hystérie collective sur le sujet…

Mais qui est bien curieuse au regard de l'évolution de tous les autres prélèvements. Ainsi, chaque personne qui gagne plus paie chaque année davantage de CSG, dont le rendement n'est jamais tempéré par une quelconque indexation de son seuil d'entrée. Car elle frappe à peu près tous les revenus, dès le premier euro !

La CSG, "flat tax" à la française

Il est d'ailleurs étrange que la CSG ne suscite pas plus d'attention. Elle rapporte à elle seule davantage que l'impôt sur le revenu - plus de 90 milliards d'euros attendus en 2013, sans compter ses accessoires, CRDS et prélèvements sociaux additionnels - et a finalement toutes les caractéristiques d'un impôt sur le revenu : pas de droits spécifiques en contrepartie, un champ universel quasiment sans exemption et un taux proportionnel par catégorie de revenus (la « flat tax » française existe déjà !).

Dans les comptes nationaux, IR et CSG sont ainsi mélangés dans la même rubrique des "impôts courants sur le revenu". Mais voilà, la CSG, on n'y pense pas vraiment, elle est "autoliquidée", c'est-à-dire payée dès que les revenus sont perçus par celui qui les versent (employeur, établissement financier…).

Pas de document à remplir, aucune estimation à effectuer, ni petite cuisine de revenus à prendre en compte ou de charges à imputer...

Les cotisations sociales ne sont pas exemptées d'inflation

Tandis que le gel du barème de l'IR a pu tourner au psychodrame, la CSG frappe chaque année davantage tous ceux dont les revenus augmentent, mais en silence, sans même avoir besoin d'en augmenter les taux (ce qui arrive aussi!).

Idem pour les cotisations sociales, dont non seulement l'assiette n'est pas exemptée d'inflation, mais qui est au contraire étendue chaque année (via le relèvement du "PASS", le plafond annuel de sécurité sociale), afin qu'il ne manque surtout pas une miette de rendement potentiel au cas où les salaires augmenteraient un peu trop vite…

La fiscalité des entreprises n'est pas non plus exempte de ces illusions d'optique que favorise un système d'une exceptionnelle complexité. La geste fiscale de ces derniers jours sur l'excédent brut d'exploitation en est une nouvelle démonstration.

Taxer le profit sans avoir l'air d'y toucher

Pourquoi le gouvernement s'est-il lancé dans une telle improvisation ? Taxer un agrégat encore jamais utilisé pour un prélèvement - alors que la France n'en manque pas -, amenant son lot de bureaucratie supplémentaire, frappant d'abord les entreprises qu'on veut a priori le plus épargner, celles qui investissent le plus…

Puis, pour essayer de corriger le tir, évoquer comme substitut une taxation de l'improbable excédent net d'exploitation, assiette encore plus audacieuse et sanctionnant fortement les entreprises les plus endettées. 

Pour finalement en arriver à une banale surtaxe d'impôt sur les sociétés (IS), annoncée temporaire comme il se doit (et comme ce fut déjà le cas sous les gouvernements Juppé, Jospin et Fillon…).

Ces acrobaties ne sauraient pourtant s'expliquer par le seul amateurisme imputé au gouvernement : les prélèvements sur les coûts d'exploitation sont si élevés en France (cotisations sociales patronales, ex-taxe professionnelle, etc.) que l'assiette des bénéfices taxables à l'IS est très faible.

Donc en augmenter le produit conduit à afficher des taux nominaux d'IS prohibitifs, alors même qu'ils sont l'objet des comparaisons internationales les plus immédiates et les plus médiatiques. D'où cette étonnante manœuvre de Bercy pour essayer de taxer davantage le profit sans avoir l'air d'y toucher.

 Le CICE, un mécanisme peu lisible

Le "crédit d'impôt compétitivité emploi" (CICE) est un autre exemple des effets trompeurs de notre fiscalité, avec cette fois une baisse de prélèvements très éloignée de son ressenti.

Sur le papier, l'effort est massif : le bénéfice du CICE représente un montant d'allègement de charges de 20 milliards, similaire aux allègements bas salaires existants, et en plus sans gonfler l'IS comme ceux-ci.

Le CICE aurait donc dû être perçu comme un tournant en faveur de la baisse du coût du travail en France, encore plus inattendu sous un gouvernement de gauche.

Mais le contexte d'une forte augmentation d'autres prélèvements sur les entreprises - largement amorcée par la majorité précédente - et surtout l'excès de subtilité mise en œuvre auront miné cette communication.

Les conditions anxiogènes du CICE

Car pour décaler l'effet budgétaire de cette mesure, donc son impact sur les ménages pour la financer (dont la hausse de la TVA), et ne pas s'attirer les foudres de Bruxelles sur ses conséquences pour le déficit, il a été choisi ce mécanisme peu lisible du crédit d'impôt, imputable l'année suivante sur l'IS ou récupérable dans les trois ans. Sans oublier une conditionnalité anxiogène du CICE, bien que de pure forme, pour satisfaire une partie de la majorité.

A contrario, les allègements de charges sont précomptés directement de la facture des cotisations dont les entreprises s'acquittent chaque mois : le soulagement est immédiat. C'est la situation symétrique de l'IR des personnes physiques : dans un processus déclaratif avec décalage dans le temps, une hausse fait très mal (IR), tandis qu'une baisse ou un crédit (CICE) sont dépréciés.

Un débat public faussé

 Dans bien des cas, la complexité et le niveau extrêmes des prélèvements français conduisent donc à parler des arbres plutôt que des forêts. Si la sophistication et l'ingéniosité des administrations budgétaires et fiscales ont certes pour miroir celles des directions fiscales des entreprises (lorsqu'elles peuvent s'en doter) et des avocats ou autres experts fiscalistes, cet écheveau de prélèvements conduit à de grandes illusions pour la plupart des contribuables.

D'où un débat public faussé, alors que le consentement à l'impôt et son intelligibilité sont au cœur du processus démocratique. Et avec au final des choix économiques et sociaux souvent irrationnels, privilégiant le traitement des symptômes à celui de leurs causes.