La montée d'une « terrifiante solidarité négative » nous menace

Par Sophie Péters  |   |  849  mots
Hannah Arendt (1906-1975), philosophe allemande naturalisée américaine, devenue célèbre pour ses analyses sur la politique, le totalitarisme et la modernité. Copyright jewishvirtuallibrary.org.
Alors que le mariage gay déchaîne les passions françaises, que les salariés sont presque autant inquiets que les chômeurs, il est urgent de se (re)plonger dans l'oeuvre d'Hannah Arendt à l'occasion de la sortie cette semaine sur grand écran du film de Margarethe von Trotta qui lui est consacré. En 1958, la philosophe allemande pointait du doigt la crise économique, la surproduction de capital et l'apparition d'argent « superflu », une « terrifiante solidarité négative » qui transforme les classes sociales en « une masse informe d'individus furieux » aisément manipulables. Nous y sommes.

"Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est à dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire", écrivait Hannah Arendt dans "La condition de l'homme moderne" en 1958. Prophétiques, ces propos, tenus à une époque où le sens du travail ne posait pas encore un tel problème, laissent imaginer la modernité de l'oeuvre d'Hannah Arendt. Une raison suffisante pour se (re)plonger dans l'oeuvre de cette philosophe allemande ayant fuit le nazisme en France puis aux Etats-Unis, que la sortie du film de Margarethe von Trotta le 24 avril, rend nécessaire. "Hannah Arendt" éclaire un épisode précis de la carrière de la philosophe, la « banalité du mal », évoquée par elle lors du procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961. Elle y dénonce la stupidité bureaucratique débouchant sur l'obéissance consentante, qui relève selon elle, d'un vide de pensée. Et imaginera, à juste titre, le règne de la bureaucratie comme type futur de tout gouvernement.

Des actes dénués de pensée

La pensée d'Arendt est donc moderne à double titre. Sur le plan politique, elle donne à voir notre récente actualité (affaire Cahuzac, manifestation contre le mariage pour tous, patrimoine des ministres, etc.) pour ce qu'elle est, c'est-à-dire des actes dénués de pensée. Si la pensée n'est pas une garantie de bonté, nous dit Arendt, l'activité pensante - conçue comme pluralité, c'est à dire dialogue, écart de soi à soi qui vise une réconciliation - reste le seul fondement de la conscience morale. Pour cette philosophe, qui a laissé une ?uvre majeure sur les « origines du totalitarisme », sortie de l'ombre en France dans les années 1970, le pouvoir est l'expression d'une initiative à plusieurs et non pas l'exercice d'une domination.

En cherchant à expliquer une période tragique, Arendt a désigné le totalitarisme comme un régime politique apparu à l'ère moderne, prenant assise dans le sentiment d'une perte d'appartenance au monde, que la philosophe appelle désolation. Un déracinement produit, selon elle, par l'effondrement de la société de classes et de ses fonctions sociales qui prive les hommes d'un monde référent commun et laisse la place à l'idéologie, seule forme de pensée qui subsiste après la perte du vivre ensemble.

Or comme le dénonce sur son blog du Huffington Post, Jean-François Kahn, les diverses manifestations du week end dernier "prennent une tournure de plus en plus subrepticement terroriste : il ne s'agit plus de faire entendre une voix, mais d'interdire l'expression des autres voix. La demande de débat se transforme en interdiction systématique du débat. Ce qui se voulait contestation démocratique se retourne hystériquement contre la démocratie, vire au coup de force permanent. On joue ostensiblement à la guerre civile, on laisse entendre que "le sang va couler". On n'hésite pas à traiter l'adversaire de "nazi", alors même que l'on retrouve le ton et les méthodes des ligues fascisantes des années 30." De quoi effectivement tenir Hannah Arendt en vigile de nos dérapages actuel.

"Professeur de théorie politique"

Mais celle qui préférait qu'on la nomme "professeur de théorie politique" a su aussi pointer du doigt la crise économique, la surproduction de capital et l'apparition d'argent « superflu », une « terrifiante solidarité négative » qui transforme les classes sociales en « une masse informe d'individus furieux », aisément manipulables. Hannah Arendt est donc une penseuse de la crise au sens de ce qui nous préoccupe aujourd'hui : la destruction des valeurs à l'oeuvre dans la société moderne qui confond privé et public, c'est-à-dire ordre économique de la production et ordre politique de l'action. Ceci par un phénomène de confusion des différentes modalités de l'activité humaine (le travail, l'oeuvre et l'action).

"Pour elle, chaque personne, dès qu'elle arrive dans ce monde, possède la possibilité de conquérir sa liberté et d'agir. Hannah s'oppose ainsi aux thèses de Marx. Pour elle, l'homme dispose d'une autonomie en tant qu'être pensant et son indépendance, à l'égard des choses telles qu'elles sont ou telles qu'elles sont advenues, constitue l'essence même de sa liberté", écrit Laure Adler dans la biographie qu'elle lui a consacré en 2005, "Dans les pas d'Hannah Arendt" parue chez Gallimard.

"A quoi croire ? Non pas à soi, mais à nous. A la possibilité de vivre ensemble dans un esprit de communauté. A la citoyenneté morale. A l'idée de raison. A cette liberté à laquelle nous sommes condamnés, que nous le voulions ou non. Hannah, en bonne heideggérienne, savait que vivre, c'est savoir mourir", écrit encore Laure Adler. Attention donc aux déçus et désespérés de tous ordre, nous dit en substance Hannah Arendt. Sa pensée nous exhorte à soigner l'amertume personnelle pour défendre l'intérêt commun. A s'attacher à réfléchir à notre propre destin et exercer notre devoir de liberté. Salutaire par les temps qui courent...