Comment les stéréotypes gâchent la vie des femmes (et des hommes)

Par Sophie Péters  |   |  1325  mots
A l’occasion du Women’s Forum qui se tient cette semaine à Deauville, fleurissent les études sur la place des femmes dans l’univers du travail. Tenant compte des avancées de la mixité, toutes s’attaquent au dernier bastion de l’égalité : celui des stéréotypes. Après le plafond de verre, retour au plancher de bois…au bureau comme à la maison.

Au sein des réseaux de femmes les langues se délient. Entre soi, la gente féminine apprend à se « lâcher ». Isabelle, cadre supérieur dans un groupe français se souvient encore de la première réunion avec son président : un membre du comité de direction lui avait fortement conseillé de porter des escarpins à talons.

Une petite culotte en cadeau en comité exécutif

Véronique, DRH d'un grand laboratoire pharmaceutique français, s'est vu reprocher ses cheveux frisés par le directeur général. Avant chaque revue du comité de direction, elle allait chez le coiffeur pour un brushing. Quant à Laurence, un directeur, en réunion du comité exécutif, lui a offert une petite culotte...pour rire. Stupéfaction de l'intéressée restée sans voix.

Ce genre d'anecdotes, les femmes en ont toute une ribambelle. Catherine Blondel, directrice scientifique de l'Ecole des Femmes de l'Institut de l'Ecole Normale Supérieure et conseillère de dirigeantes, y voit "la contrainte du genre" : "Le pire piège que l'on tend à une femme dans l'univers du travail c'est de l'enfermer dans des stéréotypes. Malgré l'avancée juridique sur l'égalité, on ne change pas si facilement des millénaires de représentations. Les femmes doivent donc, à chaque fois, composer dans un jeu délicat entre égalité et singularité avec leur environnement masculin".

L'importance d'appartenir à des réseaux

Cette nouvelle partition des femmes nécessite un apprentissage. D'où l'importance selon Catherine Blondel d'appartenir à des réseaux dans lesquels échanger et penser ces situations à chaque fois inédites.

Oui à l'égalité mais attention à la parité qui produit un glissement tendant à imposer qu'hommes et femmes sont identiques. Ou à contrario à les différencier au point de les cantonner à n'être "que des femmes". "Et qui se paye d'une injonction pour les femmes à faire comme si elles étaient des hommes", note Catherine Blondel.

A chacune d'inventer, de se débarrasser du sentiment de culpabilité et d'illégitimité, en distinguant bien ce qui relève du genre et du rôle. Un management n'est ainsi ni féminin, ni masculin, c'est un rôle qui ne relève pas du genre.  

Des compétences différentes selon le genre

Et pourtant : 44% des managers masculins et 51% des managers féminins estiment qu'à chaque genre s'attache des compétences professionnelles différentes (étude IMS-Entreprendre mai 2012).

Une vision stéréotypée des compétences sexuées qui s'appuie sur une représentation du couple manager/assistante assignant aux hommes les positions de leadership, et aux femmes les fonctions support. Instaurer une plus grande culture de la mixité passe donc inévitablement par un changement des mentalités.

« Et ce changement ne pourra avoir lieu qu'en luttant contre ces images toutes faites qui encouragent le maintien de situations discriminantes, ces barrières invisibles, qu'il est temps de rendre visible », estime Françoise Holder, présidente du comité Egalité femmes/hommes du Medef.   .

Une idée reçue, les femmes seraient moins attirées par le pouvoir

Avec l'aide du cabinet Deloitte, le Medef monte au créneau. Et publie « Le manuel de résistance aux stéréotypes sexistes dans l'entreprise ». Dans la série des idées toutes faites et qui ont la vie dure, celle qui consiste à penser que les « femmes s'autocensurent et sont moins attirées par le pouvoir » fait florès aujourd'hui pour expliquer la moindre progression de celles-ci dans les hautes sphères.

Résultat : les femmes représentent encore 45,6% des employés et 14,5% des cadres supérieurs, 23,9% dans les conseils d'administration et de surveillance, et 8,8% dans les Comex des sociétés du CAC 40.

Alors même que 48% des femmes sortent diplômées de l'enseignement supérieur contre 35% des hommes. « La mixité à l'ensemble des postes est essentielle pour développer une gestion équilibrée de l'entreprise », rappelle le manuel du Medef.

Pour les jeunes générations la mixité au travail n'est plus un sujet

L'avancée viendra-telle alors de la génération Y ? Il semblerait que chez les plus jeunes, la mixité au travail ne soit déjà plus un sujet, les stéréotypes restant de ce côté générationnel rattachés à la sphère privée.

Pour preuve, l'enquête menée par Mazars et WoMen'Up auprès de 750 hommes de la génération Y de 60 nationalités différentes. 88% jugent les compétences et le professionnalisme plus importants que le genre. 25% voient dans la mixité un « non-sujet ».

Mais lorsqu'ils sont interrogés sur le sentiment d'être menacé par les femmes dans leur environnement professionnel, près d'un tiers avouent l'avoir ressenti souvent, très souvent ou parfois. Plus l'expérience augmente, plus ce sentiment de menace diminue.

Une grande différence d'attitudes entre le travail et la maison

Il ressort cependant du portrait des femmes dressé par les hommes de la génération Y qu'elles sont « ambitieuses », « indépendantes », « empowered »… autant de caractéristiques (versus de nouveaux stéréotypes ?) qui soulèvent quelques craintes. Au travail, de nouvelles règles du jeu sont donc à prévoir… Ce qui n'est pas encore tout à fait le cas à la maison.

Si la mixité commence à s'imposer au bureau, une fois sa porte franchie, les déséquilibres sont toujours bien présents, fruits d'une longue tradition d'attributs et de rôles traditionnels.

Certes, le partage des tâches tombe sous le sens pour 80% des hommes de la génération Y, mais les stéréotypes dans les foyers persistent et… signent : bricolage et conduite sont dévolus aux hommes, quand les femmes continuent d'assurer ménage, repassage, lessive, cuisine et bain des enfants.

"Un nouvel ordre social est en construction"

« Les hommes déboussolés, ne savent plus très bien quels sont leurs rôles. Certains s'en trouvent heureux, d'autres craignent une perte de leur pouvoir. 46% des répondants trouvent que les hommes tendent à se féminiser, tandis que leur définition des attributs masculins ne varie pas (force physique, courage, détermination, etc..). C'est un nouvel ordre social qui est en construction dans tous les pays du monde. Nous sommes encore à mi-chemin de ce bouleversement », note Muriel de Saint Sauveur, directrice marketing international et communication chez Mazars.

On voit bien la difficulté qui émerge désormais, pour les femmes comme pour les hommes, d'être égaux et différents, et non égaux et identiques. Être égaux en étant considérés comme identiques consiste pour les unes comme pour les uns à éviter leur condition et constitue un risque majeur pour les femmes, quand ce n'est pas une menace pour les hommes.

Il semblerait qu'il y ait donc une confusion terrible sur les contours de l'égalité. Déjà dans les années 1950, le psychanalyste Erich Fromm s'inquiétait de la tendance croissante à l'élimination des différences liée au concept et à l'expérience de l'égalité.

Nul ne doit se servir d'autrui comme moyen

A l'origine, rappelle-t-il, l'égalité signifie que les différences véritables entre individus doivent être respectées. L'égalité comme condition de développement de l'individualité, c'est également le sens que la philosophie occidentale des lumières conférait à ce concept. Il signifiait que nul ne doit se servir d'autrui comme moyen de ses propres fins.

La société capitaliste contemporaine a tôt fait de transformer cette notion par une "égalité d'automates" selon la formule de Fromm, une standardisation. Désormais égalité signifie similitude plutôt que singularité. Les femmes sont égales quand elles ne sont plus différentes. Bientôt il en sera de même pour les hommes…

En imposant peu à peu leur mode d'être, femmes et hommes devraient pouvoir s'incarner dans des paroles différentes pour un combat commun. Il est grand temps de reconnaître la bénédiction d'être des hommes et des femmes, différents et complémentaires sur le terrain de la vie.