De quoi la loi El Khomri est-elle l'enjeu ?

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1265  mots
Le projet de loi El Khomri est en passe de reconstruire contre lui un front syndical uni.... pour la première fois depuis l'élections de François Hollande à l'Elysée.
Provocation ou confrontation assumée? Le projet de réforme du droit du travail permet à Manuel Valls de résolument se poser en réformiste, quitte à heurter délibérément le parti socialiste. mais le projet de loi est également en passe de ressusciter un front syndical uni.

Le très contesté projet de loi El Khomri - vite rebaptisé El Macron par certains - risque de provoquer de forts effets collatéraux politiques et sociaux.
Sur le terrain politique, Manuel Valls assume totalement la confrontation qui s'annonce avec une grande partie du PS. Voire même, il la souhaite. Sinon, il aurait déconseillé à François Hollande de s'engager dans la périlleuse voie d'une réforme du droit du travail à quatorze mois de la présidentielle...

Vers un front syndical uni?

En revanche, sur le terrain social, le risque semble avoir été moins bien calculé.... Et pourtant l'improbable est en passe de se produire : la (re)formation d'un front syndical uni. A l'initiative de la CGT, l'ensemble des organisations syndicales, à l'exception de la CFTC, ont décidé de se retrouver ce mardi 23 février pour envisager des « actions et initiatives communes » pour protester contre ce projet de loi réformant le code du Travail.
C'est une première - en dehors d'un rassemblement en 2013 contre la montée du Front National - depuis l'accession de François Hollande à l'Elysée. Jusqu'ici, FO, CGT, FSU et Solidaires, séparément ou parfois unis, montaient des journées d'action qui remportaient un succès très limité. Cette fois, les syndicats réformistes (CFE-CGC, Unsa et surtout CFDT) sont de la partie. Se dirige-t-on vers un grand défilé quasi unitaire, à l'instar de ce qui était arrivé avec le contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin ?

Un défilé unitaire, du jamais vu sous un gouvernement de "gauche"

C'est encore trop tôt pour le dire mais ce serait alors du quasi jamais vu sous un gouvernement de « gauche ». De fait, le fond de l'air s'y prête car, parallèlement à la très contestée réforme El Khomri dans le privé, les agents de la fonction publique sont également prêts à se faire entendre pour protester contre le gel depuis 2010 de la valeur du point d'indice qui sert de base à la revalorisation de leur traitement. La nouvelle ministre de la Fonction Publique, Annick Girardin, reçoit les mardi 23 et mercredi 24 février l'ensemble des organisations syndicales pour évoquer la question des salaires.

Et, la ministre a déjà prévenu, l'Etat ne pourra pas se montrer très généreux...
Est-on alors à la veille d'un grand mouvement social, pronostiqué par certains ? Rien n'est moins sûr mais le Premier ministre Manuel Valls est cependant maintenant manifestement en alerte, désagréablement surpris de voir la CFDT participer à cette ébauche de mouvement.

C'est lui qui est en première ligne pour assurer le service après-vente de la présentation de l'avant-projet de loi travail: un déplacement dans une usine Solvay en Alsace, une tribune publiée sur Facebook, un passage sur RTL, etc. Manuel Valls se démultiplie. Et son message est toujours le même : oui à des évolutions sur le texte mais pas question de renoncer à réformer :

« Il faut bouger. Il y en a qui sont ancrés au XIXe siècle. Moi et les membres du gouvernement ici présents [Myriam El Khomri et Emmanuel Macron] nous sommes résolument dans le XXIe siècle et savons qu'économie et progrès social vont de pair : et nous nous sommes inspirés de ce qui marche dans d'autres pays, en Allemagne, en Suisse, en Espagne » a-t-il déclaré en Alsace.


Sur RTL, ce mardi 23 février, Manuel Valls a redit qu'il « irait jusqu'au bout», assurant que le texte se tournait « vers tous ceux qui cherchent un emploi ».
Mais pour ne pas crisper davantage les choses, le Premier ministre, interrogé sur un éventuel recours à l'article « 49-3 » de la Constitution, qui permet de faire adopter un texte sans vote » a assuré que « ce n'est pas une question essentielle(...) je veux convaincre une majorité de députés (...) une majorité de députés de gauche d'abord ».

Un texte qui permet à Valls de se projeter dans l'après 2017


Car là est tout le débat politique. En vérité Manuel Valls fait de la réforme du droit du travail avant tout une question politique. Quelques jours après ses déclarations sur les « deux gauches irréconciliables », le Premier ministre enfonce le clou. A la différence du président de la République, il se situe dans l'après 2017, persuadé que les grands clivages politiques vont sauter. La loi El Khomri devient ainsi le symbole de sa volonté de réformisme.... Avec ou sans le PS. Certes, le locataire de Matignon prend encore quelques précautions en espérant convaincre d'abord « une majorité de gauche » de voter le texte. Mais, manifestement, s'il n'y parvient pas, il compte alors sur les centristes et la droite pour l'appuyer. Manuel Valls ne s'en cache pas. Peu importe pour le Premier ministre si la réforme du Code du travail provoque une bronca syndicale, lui passera pour le « moderne » qui aura tenté de bouger les lignes.

Il prend ainsi date pour l'avenir, que le texte soit d'ailleurs voté ou pas, drapé dans la posture du réformiste. Il espère, se poser demain au centre de ce que l'essayiste Alain Minc appelait « le cercle de la raison », c'est-est-à-dire cette sphère politique composée de gens « raisonnables », allant des sociaux-démocrates éclairés aux républicains de progrès... En 1995, Alain Minc englobait ainsi dans son arc de cercle rêvé, des personnalités comme Jacques Delors et Edouard Balladur. C'est cette idée que souhaite ressusciter Manuel Valls.

Vers l'éclatement du PS?

On pensait que l'heure de vérité au sein du PS se produirait au moment de la loi Macron en 2015, mais le recours au 49-3 et la proximité des élections régionales ont finalement permis de sauver les meubles de l'unité de façade.

En revanche, cette fois, on y est. Le projet El Khomri, va élargir la ligne de fracture au sein des socialistes. Que reste-t-il de commun entre la gauche du parti incarnée, par exemple, par la sénatrice Marie-Noelle Lieneman et le groupe des « réformateurs », situé à la droite du PS, menée par le ministre Jean-Marie Le Guen ou le maire de Lyon Gérard Collomb ? Plus grand-chose en vérité. Même Jean-Christophe Cambadélis, le Premier secrétaire, semble las des forces centrifuges qui agitent son parti. Même si, à titre personnel, il ne cache pas sa circonspection face au projet El Khomri. La seule chose qui fasse encore tenir le PS, c'est en réalité le scrutin majoritaire à deux tours pour les élections législatives qui oblige à l'unité...

Et François Hollande dans ce débat ? Le président ne souhaite pas un recours à l'article 49-3 pour ne pas insulter une partie de la gauche dont il aura besoin s'il se représente en 2017. D'ou la gène manifeste de quelques ministres "hollandais" face au projet de loi, Marisol Touraine et Ségolène Royal notamment. Car c'est ce qui le différencie de son actuel Premier ministre, dans l'hypothèse où il postule pour un deuxième mandat, il se doit de préserver un minimum d'unité pour essayer de passer le premier tour. Aussi, il y a fort à parier qu'il agira pour gommer les aspects les plus provocants du projet El Khomri... mais sans trop reculer non plus. Sinon, il perdra un des arguments majeurs qu'il compte bien opposer son concurrent de la droite : « la réforme du droit du travail vous en parlez depuis des années, moi je l'ai réalisée ».