Fiscalité : en finir avec des impôts dépassés

Par Propos recueillis par Ivan Best et Mathias Thépot  |   |  1014  mots
Michel Bouvier, professeur de droit fiscal et président de la Fondafip.
Michel Bouvier, professeur de droit fiscal et président de la Fondafip (think tank des finances publiques), s'inquiète des difficultés des Etats à encadrer l'économie numérique par la fiscalité.

Le développement de l'économie numérique déstabilise les Etats, qui se montrent peu capables d'imposer ces entreprises. Comment y remédier ?

Michel Bouvier - L'évasion fiscale n'est pas un sujet nouveau, et c'est un phénomène mondial. Ce qui est récent en revanche, c'est la jonction de l'évasion fiscale avec le développement de l'économie du numérique, dont les entreprises sont par définition très mobiles, les plus connues étant les Gafa, acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon.
Elles ont fait exploser l'évasion fiscale en utilisant les circuits existants, c'est-à-dire en créant des filiales partout dans le monde afin de transférer les profits générés dans des pays où la pression fiscale est la plus lourde vers d'autres plus accueillants en la matière. C'est ce qu'on appelle la planification fiscale. Leur modèle économique est en train de prospérer sans que nous le maîtrisions : on ne sait pas comment taxer ces entreprises car il est très difficile de les situer.

Tout cela sur fond de problème d'équilibre des comptes publics...

Oui, il faut se poser les bonnes questions en matière de fiscalité : à l'avenir, sur qui va reposer l'impôt ? Où taxera-t-on les résultats des entreprises ? Et si l'on ne fait rien, que restera-t-il comme fiscalité ? Certes on continuera certainement à taxer les flux (les commerçants continueront pour l'immense majorité de reverser la TVA au fisc), mais il faudra au moins en parallèle évaluer la fraude fiscale grandissante et la combattre. Ces problématiques ont des impacts colossaux mais passent aujourd'hui inaperçues dans le débat public. Or pendant ce temps, il se crée en parallèle une économie informelle, souterraine, qui représenterait déjà en France près 10 % du PIB.

Quels pourraient-être les répercussions sur les ménages ce cette absence de maîtrise du développement de l'économie numérique?

Les Gafas prônent le libéralisme le plus ultra. Or un ultralibéralisme ne peut pas satisfaire le bien-être de tous les concitoyens. Pour les plus démunis, pour le bien être des individus, pour la lutte contre la paupérisation de la société, le fait que cette nouvelle économie prospère sans payer d'impôt, est inquiétant. Au-delà de toutes idéologies, on a du mal à s'adapter à ce phénomène.

Il faudrait donc repenser l'impôt...

Oui, aujourd'hui on ne réfléchit pas assez à l'avenir de la fiscalité. Clairement, les principaux impôts en France, qui sont nés avant ou après la seconde guerre mondiale (impôt sur le revenu en 1917, impôt sur les sociétés en 1948, TVA en 1954), ne sont plus en phase avec notre époque. Des innovations en matière de fiscalité s'imposent. Du reste, avec la mondialisation, la crise financière et la crise économique, l'équation est difficile à résoudre.

Quelles solutions concrètes prônez-vous en matière de fiscalité ?

A mon avis, il faut d'abord structurer les zones géographiques, en prenant appui sur l'Union européenne et ses équivalents sur les autres continents. Ensuite, il faut donner à ces zones un vrai pouvoir fiscal. Ainsi, l'Europe devrait avoir sa fiscalité propre.

Vous faites allusion aux projets évoqués par Pierre Moscovici, qui veut relancer le débat sur une assiette commune de l'impôt sur les sociétés ?

Certes, cela va dans la bonne direction, qu'il s'agisse de la TVA ou de l'IS, il est évidemment nécessaire d'aller vers une base d'imposition commune à toute l'Europe. Mais ce n'est pas ce dont je veux parler. Ce que je veux évoquer, c'est un impôt pour l'Union européenne, un véritable pouvoir fiscal pour l'UE, ce qui représenterait évidemment un saut vers le fédéralisme.

Par ailleurs, il semble indispensable de faciliter le développement de taxes internationales, comme par exemple la taxe sur les transactions financières. Car à partir du moment où l'on admet que l'économie est totalement mondialisée, on doit accepter que certains impôts s'appliquent au niveau international.

Ce serait donc la fin de la fiscalité nationale ?

Les Etats, pris séparément, on énormément perdu de leur pouvoir d'intervention. On a vu le modèle keynésien s'effacer au milieu des années 80. C'est vraiment le cadre international qui s'impose aujourd'hui.

Peut-on aujourd'hui innover en matière de fiscalité pour compenser le manque de ressources des pouvoirs publics ?

Une des principales pistes d'innovation serait de travailler sur l'impôt foncier (principalement sur l'immobilier), qui par essence n'est pas « délocalisable ». Il faut en retravailler les bases pour éviter par exemple que les plus riches ne bénéficient de trop d'allégements. Mais il faut aussi que l'impôt reste considéré comme légitime pour ceux qui auront à le payer, sans que cela nuise à leur situation économique. Or en période de crises, cet objectif de consentement à l'impôt est très difficile à atteindre. Par ailleurs, notre raisonnement ne peut pas uniquement se polariser sur l'impôt. Pour garantir des recettes fiscales, il y a tout un écosystème à développer pour attirer des contributeurs (entreprises et ménages) et éviter que certains secteurs pourvoyeurs de ressources, comme la construction, ne s'écroulent.

La baisse des ressources tendancielles des pouvoirs publics risque aussi d'accroître les inégalités entre les territoires. Le problème se pose notamment en France...

Effectivement, progressivement depuis les années 1990, la fiscalité locale s'est désagrégée et aujourd'hui l'Etat n'a plus les moyens de soutenir les collectivités territoriales. Ce qui crée le risque que certains territoires ne soient laissés pour compte. Pour éviter que ne s'enclenche un cercle vicieux où certaines villes qui se paupérisent ne voient leur population déserter, il faudra mener des politiques volontaristes qui iront à l'encontre du marché totalement libre et développer un nouveau projet de société, en luttant contre l'absence de pensée ambiante.