L'Etat refuse d'encadrer sérieusement l'économie collaborative

Par Mathias Thépot  |   |  1263  mots
Que peut faire l’administration fiscale face à la multiplication des transactions sur les plateformes numériques collaboratives?
Le cadre juridique à appliquer aux travailleurs de l'économie collaborative, ainsi qu'à la fiscalité qui s'applique à leurs revenus, demeurent très flous. Et le récent rapport parlementaire du député Terrasse apporte peu de précisions dans ces domaines. Preuve que les pouvoirs publics ont un temps de retard.

Face au développement exponentiel de l'activité des plateformes de « l'économie collaborative » - dont les plus connues sont Uber, Airbnb, BlaBlacar ou le Bon Coin - les pouvoirs publics réagissent avec un temps de retard. Certes, avant de réglementer, la représentation nationale souhaite prendre le temps de la réflexion pour bien identifier les risques qui découlent de la croissance de ces entreprises. Mais force est de constater qu'elle tâtonne. Un récent rapport sur l'économie collaborative du député PS Pascal Terrasse a ainsi déçu les partisans d'une définition claire du secteur afin qu'il se plie aux réglementations juridiques et fiscales qui devraient lui incomber.

Exclure Uber de l'économie collaborative

Pour se faciliter la tâche, le député tente par exemple d'exclure du périmètre de l'économie collaborative la plus controversée de ses structures : Uber, l'entreprise de véhicules de tourisme avec chauffeur, à qui il est souvent reproché d'exploiter les failles juridiques pour dissimuler des emplois salariés. Le rapport dit ainsi que « l'économie collaborative n'est pas l'ubérisation », et tente plus globalement de minimiser la portée des plus grandes plateformes du secteur, qui sont peu au regard du total de 276 plateformes en France. Les entreprises qui seraient les plus concernées par l'instauration d'un nouveau cadre seraient donc celles qui mettent en relation des particuliers entre eux, et où le partage de frais prime sur la logique de profit.

On imagine bien que si uniquement les entreprises les plus éthiques du secteur voient leurs pratiques encadrées, les règles instaurées ne seront pas des plus contraignantes. Mais il n'est pas certain que cette stratégie soit la bonne dans la durée. « Il est permis de s'interroger sur l'opportunité d'une telle vision restrictive des plateformes collaboratives, dès lors qu'un certain nombre d'entre elles, initialement destinées aux relations entre particuliers se sont, depuis, ouvertes aux professionnels (ex. : eBay, Le Bon Coin) », justifiait l'avocat du cabinet Jeantet Frédéric Sardain, lors d'une conférence de presse organisée avec l'association des journalistes économiques et financiers (Ajef).

Limites du droit du travail français

Eluder les problèmes posés par les plateformes qui font le plus polémique aujourd'hui n'est, du reste, pas tenable dans le temps. Si le terme d'économie collaborative est peut-être mal choisi, la nécessité d'adapter le droit à ces plateformes demeure. Car certaines d'entre-elles jouent, de fait, dangereusement avec les limites du droit du travail et du droit fiscal français. Ainsi un certain nombre d'interrogations subsistent après la lecture du rapport parlementaire, qui ne donne pas de réelles réponses aux risques de précarisation et d'absence de protection de certains travailleurs.

Par exemple, « s'agissant des difficultés que rencontrent les travailleurs de l'économie collaborative en matière de protection sociale - absence de couverture de certains risques sociaux, faible niveau de prestation en matière de retraite et de prévoyance - le rapport se borne à déclarer qu'elles ne sont finalement pas différentes de celles que rencontrent l'ensemble des travailleurs indépendants. Il ne tranche donc pas la question », regrette Patrick Thiébart, également avocat au cabinet Jeantet.

Uber, l'exemple le plus souvent cité

Pour étayer leurs propos, les avocats du cabinet Jeantet, qui compte parmi ses clients les Taxi G7, ainsi que des petites start-up de l'économie collaborative, citent sans surprise l'exemple Uber. Ils définissent cette plateforme comme faisant partie de ces structures de l'économie collaborative qui dépasse la simple intermédiation entre l'offre et la demande d'un service, et qui se comportent comme un employeur exploitant parfois les failles du droit du travail dans un but purement mercantile.

Or, aujourd'hui nombre de spécialistes du droit du travail estiment qu'il serait possible -et normal- de faire requalifier les contrats des travailleurs de ce type de plateforme en contrat de travail, et donc en statut de salarié. Ceci serait possible par l'invocation d'un lien de subordination entre employeur et le travailleur, lorsque ce dernier subit les directives et le pouvoir de sanction du premier.

Lien de subordination économique

Mais pour que cela soit le cas, il faudrait que le législateur facilite la tâche du juge afin qu'il puisse plus régulièrement invoquer un lien de subordination économique, plutôt que le lien de subordination juridique. Car concrètement Uber emploie des travailleurs indépendants immatriculés, qui sont libres de fixer la durée de leur travail et leurs horaires, et peuvent, s'ils le souhaitent, travailler pour d'autres entreprises. Dans ce cadre, il est très compliqué d'invoquer un lien de subordination juridique contre Uber.

A l'inverse, si ces travailleurs deviennent dépendants financièrement de Uber, au point qu'ils ne peuvent pas refuser les exigences de la plateforme, comme par exemple « un abaissement unilatéral du prix des courses, censé séduire davantage la demande, au risque d'entraîner une baisse du chiffre d'affaires des chauffeurs », explique Patrick Thiébart, le lien de subordination économique pourrait être invoqué.

Mais sur ce sujet aussi, le rapport Terrasse botte en touche, arguant que légiférer sur « le sujet de la dépendance économique vis à vis du donneur d'ordre (...) concerne l'ensemble des prestataires qu'ils utilisent ou pas la médiation d'internet » .

 Quelle fiscalité pour les revenus de l'économie collaborative ?

L'autre principale zone d'ombre qui plane sur ce secteur concerne la fiscalité. En effet, l'économie collaborative génère de nombreux revenus pour ses utilisateurs. En effet, « l'économie collaborative se caractérise par une hausse sans précédent des flux financiers entre particuliers », indique Jean-Guillaume Follorou, avocat spécialisé sur les questions de fiscalité au cabinet Jeantet. Pourtant « tous revenus, tous gains, quelle que soit leur provenance, sont, en principe passibles de l'impôt sur le revenu », explique-t-il. Bref, les utilisateurs des plateformes qui ne déclarent pas les revenus perçus devraient théoriquement faire l'objet d'un redressement de la part du fisc. Mais face à la multiplication de ce type de transaction, l'administration fiscale pourrait se retrouver démunie.

Par ailleurs, les particuliers, s'ils se déclarent, doivent déterminer la catégorie d'imposition dont ils relèvent : bénéficies industriels et commerciaux (BIC) ou bénéfice non commerciaux (BNC), la distinction dépendant du caractère professionnel ou non de leur activité. Mais ceci induit aussi des lourdeurs administratives puisque «  la perception de revenus imposables dans les catégories des BIC ou des BNC requiert la souscription d'une déclaration complémentaire à la déclaration d'impôt sur le revenu », ajoute Jean-Guillaume Follorou.

Donner du pouvoir à l'administration fiscale ?

Une autre difficulté vient s'ajouter à cela : la différentiation entre ce qui tient du revenu et ce qui tient du partage de frais. D'où la proposition numéro 12 du rapport Terrasse de « clarifier la doctrine de l'administration fiscale sur la distinction entre revenu et partage de frais et celle de l'administration sociale sur la notion d'activité professionnelle ». Mais là encore, les avocats de Jeantet semblent perplexes. « C'est donner beaucoup trop de pouvoir à l'administration fiscale ! », s'inquiète Jean-Guillaume Follorou, qui rappelle que ce n'est pas la mission du fisc de décider au-delà de la loi.

Du reste, les grandes plateformes de type Airbnb refusent jusqu'ici de communiquer les informations précises sur leurs utilisateurs. Ce qui complique globalement la tâche de Bercy. Même s'ils s'emparent du sujet, les pouvoirs publics éprouveront donc de grandes difficultés à recadrer les dérives de l'économie collaborative.