Le modèle lucratif des Ehpad sur la sellette ?

Par latribune.fr  |   |  1003  mots
Le décalage est parfois manifeste entre l'affichage et la réalité dans les Ehpad privés. (Crédits : BENOIT TESSIER)
Faut-il confier des Ehpad au secteur privé lucratif ? Depuis l'éclatement du scandale Orpea fin janvier, certains politiques et représentants des familles rouvrent le débat. Ils réclament au moins la transparence sur le fait que les soignants n'y soient pas plus nombreux que dans le public, malgré des tarifs bien supérieurs. Décryptage sur un scandale aux répercussions massives.

Faut-il laisser le business très lucratif des Ehpad au secteur privé lucratif ? Depuis la parution du livre "Les Fossoyeurs", écrit par le journaliste Victor Castanet et publié chez Fayard fin janvier, le groupe Orpea, leader européen des maisons de retraites avec 1.156 établissements dans 23 pays, est dans la tourmente. L'objet du scandale : les mauvais traitements décrits dans l'ouvrage à l'encontre de pensionnaires de certains de ces établissements, révélant un système où les soins d'hygiène, la prise en charge médicale voire les repas sont "rationnés" pour améliorer la rentabilité du groupe.

Réactions indignées, chute en Bourse, action collective en justice et enquêtes du gouvernement

"Je trouve profondément choquant que sur l'état de faiblesse de nos anciens (...) on puisse faire de l'argent et j'ajoute que le service est moins bon, ça coûte plus cher", a ainsi dénoncé le président (LREM) de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand.

Les voix critiques se sont également multipliées à gauche: l'écologiste Yannick Jadot souhaite en finir avec "toute nouvelle autorisation d'Ehpad privé à but lucratif", afin que la "maltraitance subie dans beaucoup d'établissements ne puisse être un levier de spéculation", et le candidat de LFI Jean-Luc Mélenchon propose de confier les maisons de retraite "à des structures non lucratives qui ne distribuent pas de bénéfices".

Pour Claudette Brialix, qui préside l'organisation de familles de personnes âgées Fnapaef, "la notion de profit et de retour sur investissement est amorale" dans le secteur du grand âge, d'autant que la qualité de la prise en charge n'est pas forcément au rendez-vous.

De son côté, le groupe Orpea a annoncé le 30 janvier le renvoi de son directeur général, Yves Le Masne, remplacé par Philippe Charrier, déjà président non exécutif du conseil d'administration depuis mars 2017. Le groupe a dévissé lourdement en Bourse dès la publication de l'ouvrage, perdant à ce jour plus de la moitié de sa valeur.

Du côté des familles des pensionnaires, une action collective en justice a été lancée le 31 janvier par des familles de résidents en colère. Selon les dossiers, il pourrait s'agir d'une plainte pour "homicide involontaire, mise en danger délibérée de la vie d'autrui, violence par négligence" ou "non-assistance à personne en danger", a détaillé l'avocate Sarah Saldmann sur France Info.

Enfin, le gouvernement a convoqué le groupe fin janvier et lancé deux enquêtes, la première menée par l'Igas (Inspection générale des affaires sociales), la deuxième par l'Inspection générale des finances. "C'est une première, parce qu'il faut taper fort pour montrer qu'on ne fait pas n'importe quoi" dans les Ehpad, a déclaré Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée chargée de l'Autonomie des personnes âgées.

Des maltraitances aussi dans le secteur public et privé non-lucratif

Rien n'indique toutefois que les maltraitances soient plus fréquentes dans le secteur privé lucratif: il gère environ un quart des établissements et concentre un quart également des quelque 900 réclamations reçues par la Défenseure des droits Claire Hédon.

Pour l'association AD-PA, qui regroupe des directeurs d'établissements de tous statuts (public, privé lucratif ou non lucratif), "il y a des problèmes dans tous les secteurs" qui s'expliquent principalement par le manque chronique de personnel soignant. Car ce paramètre dépend de dotations publiques calculées en fonction du niveau de dépendance des seniors. En la matière, les Ehpad privés ne sont pas mieux dotés que les publics, ils le sont même légèrement moins.

Pour Mme Brialix, les particuliers pêchent parfois par "crédulité", en imaginant que leur parent âgé sera choyé dans des établissements coûteux et d'apparence luxueuse, alors que les infirmières et aide-soignantes y sont autant surchargées qu'ailleurs.

Le résident lui, paye un tarif "hébergement" - les prix moyens sont environ 50% plus élevés dans le privé lucratif que dans le public - qui comprend la restauration, l'animation, l'amortissement du foncier et les aménagements de la résidence.

Dans ce domaine, le décalage est parfois manifeste entre "l'affichage et la réalité", dénonce Mme Brialix. "Certaines résidences privées ont même une piscine intérieure mais les personnes âgées n'en profitent presque pas, faute de personnel pour les accompagner", raille la responsable associative.

"Il y a une ambiguïté sur la promesse commerciale", abonde Alice Casagrande, qui préside une commission dédiée à la lutte contre les maltraitances. "Les familles et les résidents espèrent une qualité relationnelle et une qualité de soin, et pas seulement la vue sur mer, la grande salle à manger et le salon de coiffure", analyse-t-elle.

Les Ehpad privés ne puisent pas dans leurs marges pour proposer de meilleurs services

En théorie, les Ehpad privés pourraient puiser dans leurs marges pour embaucher des soignants supplémentaires et aller ainsi au-delà de la dotation que leur accordent les pouvoir publics. Mais "ils ne le font pas: on ne peut pas s'étonner que des gens qui ont pour objectif de faire du profit fassent du profit. C'est leur métier", raille l'économiste Ilona Delouette qui a consacré une thèse au financement des Ehpad.

Pour le Synerpa, principale organisation professionnelle des Ehpad privés commerciaux, procéder ainsi à des embauches de soignants supplémentaires, "ce serait accepter l'idée qu'il y a des soins non pris en charge par l'Assurance maladie", ce que l'on pourrait considérer "comme une dérive".

Quoi qu'il en soit, "ne dramatisons pas: le nombre actuel de soignants nous permet de fonctionner correctement", souligne sa déléguée générale Florence Arnaiz-Maumé qui convient par ailleurs que les Ehpad devraient être plus transparents sur le nombre de soignants en service dans chaque établissement: "ce serait une clarification bienvenue", selon elle.