Michel Rocard, le politique qui osait critiquer les médias

Par Mathias Thépot  |   |  792  mots
Michel Rocard jugeait que le politique était la première victime de la dérive médiatique.
Décédé le 2 juillet, l'ancien premier ministre  Michel Rocard s'était constamment élevé contre le refus de la complexité, érigé en règle numéro un par le système médiatique dominant. Sa fine analyse de l'évolution du traitement médiatique depuis l'avènement de l'image reste, encore aujourd'hui, éclairante.

Rares sont les personnages politiques qui osent critiquer publiquement le fonctionnement des grands médias, dont ils sont souvent très dépendants, qui plus est lors de leur passage sur les plateaux d'émissions à forte audience. L'ancien Premier ministre (1988-1991) Michel Rocard fut pourtant l'un d'eux, jamais avare de remontrances vis-à-vis des dérives du système médiatique, à son sens « médiocrisantes ».

Décédé le 2 juillet 2016, Michel Rocard a, il faut dire, beaucoup pensé l'influence moderne des médias sur le politique et la démocratie, qu'il jugeait donc néfaste. Et si son analyse éclairante dans ce domaine était teintée de pessimisme, elle reste une excellente grille de lecture pour comprendre l'évolution de la perception de notre démocratie.

Des dérives multiples

Depuis la fin des trente glorieuses et la libéralisation progressive de l'économie, Michel Rocard a en effet vécu, alors qu'il occupait de hautes fonctions politiques, la montée en puissance du divertissement dans les médias au détriment de l'information, l'émergence du sensationnalisme, la progression du refus de la complexité, et la prépondérance de plus en plus prégnante du diktat du court terme. Ces dérives sont à la base, selon lui, de la perte de légitimité des dirigeants politiques, qui certes ne « pensent plus » dans l'absolu, mais en seraient de toute façon interdits s'ils le voulaient. Une conséquence dramatique pour la démocratie.

« En réalité, les politiques font figure de vaincus interdits de penser à long terme. Il n'y a qu'à voir la gestion par la presse des campagnes électorales. Elle interdit toute émission de perspectives au-delà de la prochaine campagne », expliquait-il dans un petit livre-entretien co-écrit avec l'auteur de cet article*. Cette doxa médiatique ne put, du reste, que desservir Michel Rocard durant sa carrière, car il était un intellectuel de haut niveau féru de longs discours argumentés. On se souvient notamment de son passage à l'émission Tout le monde en parle en 2001, qui avait à l'époque fait grand bruit.

Temps de cerveau disponible

De ces dérives multiples, et du haut de sa double casquette de dirigeant politique et de libre penseur - un profil en voie d'extinction - Michel Rocard avait toutefois déterminé les causes : « l'électricité, à cause de la vitesse - on parle sans avoir réfléchi - ; l'image car elle fait travailler des neurones qui ne sont pas ceux de la sérénité, de la connaissance - elle dissuade même d'avoir recours à la pensée ; et enfin le profit, l'argent publicitaire, qui donne le droit aux annonceurs de demander de dégager du temps de cerveau disponible ».

L'ancien premier ministre aimait ainsi rappeler l'anecdote - toujours instructive - concernant l'ancien patron de TF1 Patrick Le Lay, qui a déclaré que le rôle principal de sa chaîne était de rendre le temps de cerveau des ménages disponible pour qu'ils intègrent le message des annonceurs comme Coca-Cola. Soit autrement dit, de limiter la complexité de ses programmes pour ne pas fatiguer les organismes des téléspectateurs, et ainsi optimiser leur attention lors des messages publicitaires.

Un traitement meurtrier

Irrémédiablement, la stratégie des grands médias a donc consisté à fuir ou à traiter très brièvement l'information - qui coûte cher et ne rapporte pas d'argent à court terme - au profit du divertissement. Et de cette tendance au refus de la complexité, la première victime fut le politique, assurait Michel Rocard. « Des longs discours politiques, une seule phrase est le plus souvent choisie, toujours la plus conflictuelle contre autrui, et jamais celle qui porte la substance. C'est la règle du jeu médiatique », déplorait-il. Et d'ajouter que « ce traitement de la fonction politique à quelque chose de meurtrier. »

Pourtant il reste bien quelques discours avec une vision de long terme, de rares personnages politiques qui ne cèdent pas aux dérives du système actuel, « mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ne passent pas dans les médias, car ces derniers ne s'y intéressent pas. Ce n'est pas distrayant, donc cela disparaît », insistait Michel Rocard. « Dans ce contexte, je ne vois malheureusement pas de porte de sortie possible », concluait-il froidement. Un cri d'alarme toujours d'actualité qui pousse à la prise de conscience, que ce soit du côté des dirigeants politiques, ou du côté des médias, dans lesquels les journalistes ont un réel rôle à jouer pour faire évoluer l'offre médiatique de l'intérieur.

*Lettre aux générations futures, en espérant qu'elles nous pardonneront, aux Editions Bayard.

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Interview de Michel Rocard pour le film #HUMAN de Yann Arthus-Bertrand.