Retraites : entre détermination et ouverture, le plan de bataille du gouvernement

Par Grégoire Normand  |   |  1965  mots
"Nous allons faire des changements de manière progressive. Ce n'est pas un saut dans l'inconnu, c'est un retour aux sources" a déclaré Edouard Philippe dans l'enceinte du conseil économique, social et environnemental. (Crédits : POOL)
Fin progressive des régimes spéciaux, indexation du point sur les salaires, basculement vers le nouveau système pour les générations nées après 1975....le Premier ministre Edouard Philippe a dévoilé sa feuille de route pour les prochaines semaines après de fortes mobilisations. Si le chef du gouvernement a montré des concessions, de nombreux flous persistent.

Ce mercredi 11 décembre, lors d'une discours très attendu, le Premier ministre Edouard Philippe est venu présenter les premiers arbitrages de la réforme des retraites au conseil économique, social et environnemental (CESE) après des mois de flous et de cacophonie. Face à la pression, le gouvernement va tenter d'éteindre la colère sociale qui a démarré dans la rue depuis près d'une semaine. Si la mobilisation du mardi 10 décembre a diminué par rapport à la première journée intersyndicale jeudi dernier, plusieurs confédérations ont montré leur détermination à poursuivre la grève dans les jours à venir. Entre temps, les membres du gouvernement veulent jouer la carte de l'apaisement à la veille d'une nouvelle journée de débrayage.

"Je ne veux pas entrer dans ce rapport de force et je ne veux pas rentrer dans cette rhétorique guerrière. Je comprends les inquiétudes qui s'expriment à l'extérieur. Je dis aux Français qui s'interrogent sur notre projet que notre ambition d'universalité est une ambition de justice. Nous ne voulons léser personne. Nous voulons protéger le pouvoir d'achat des travailleurs et des retraités. Nous ne stigmatisons personne. [...] Il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu. Les trois principes d'universalité, d'équité et de justice sont là priorité" a déclaré Edouard Philippe dans l'enceinte du palais d'Iena.

S'il a exprimé des signes d'ouverture et une volonté de calmer la colère sociale qui anime la grève depuis plusieurs jours, Edouard Philippe s'est également montré ferme sur ses objectifs. "Je suis totalement déterminé à mener cette transformation. Je ne mésestime pas la complexité de la réforme. Nous voulons bâtir un système plus fort [..] plus simple [..] et plus juste" a-t-il martelé. Le nouveau dispositif "garantira aux Français une protection sociale plus forte car elle ne dépendra pas de la démographie de chaque profession et doit tenir compte des mobilités professionnelles plus importantes qu'hier".

Contacté par La Tribune, le chercheur au CNRS et au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), Bruno Cautrès affirme que "le Premier ministre a essayé de faire tenir ensemble la logique systémique et la logique paramétrique avec quelques compensations tout en montrant une volonté de pédagogie. Malgré ces efforts sur la forme, Il reste beaucoup de questions sur la valeur du point notamment. Concernant la fonction publique, c'est la première fois que j'entends ce gouvernement parler d'une revalorisation des enseignants-chercheurs. Dans un contexte d'asphyxie budgétaire et du gel du point d'indice, comment le gouvernement fait-il pour trouver ces ressources budgétaires ?"s'interroge l'enseignant. Du point de vue de la forme, s'il a réussi l'exercice, il reste un océan de problèmes dont personne n'a la réponse", ajoute-t-il

Fin progressive des régimes spéciaux

Dans son discours, le locataire de Matignon a montré qu'il n'avait pas renoncé à mettre fin aux régimes spéciaux, l'un des principaux points d'achoppement de cette réforme explosive. Compte tenu des marges de manoeuvre étroites, Edouard Philippe a expliqué qu'il voulait prendre le temps de faire cette transition du régime actuel au système universel pour ces catégories spécifiques.

"La mise en place du système universel implique la suppression des 42 régimes spéciaux. Ce projet renoue avec le fil de l'histoire. En 1945, le système prévoyait un système universel. Nous supprimerons les régimes spéciaux sans brutalité et avec calme mais détermination. Le temps du système universel est venu, celui des régimes spéciaux s'achève".

Il a particulièrement insisté sur le temps de la concertation entamée depuis l'automne 2017.  "Depuis deux ans, nous avons rencontré les Français lors d'ateliers citoyens. Le projet présenté aujourd'hui n'aurait pas été le même sans la participation des Français. Nous voulons un pacte entre les générations dans l'esprit du conseil national de la résistance. La France d'aujourd'hui veut être une France de solidarité. Dans le système universel, les élus et les ministres seront traités comme tous les Français" a-t-il ajouté.

La clause du "grand frère"

Après des semaines de tergiversation, la clause du "grand-père" (réforme qui ne s'appliquerait qu'aux nouveaux entrants") a laissé la place à la clause du "grand frère". Toujours dans cette stratégie d'apaisement, Edouard Philippe a expliqué que "toutes les générations avant 1975 ne seront pas concernées [...] La transition sera progressive. La première génération concernée, celle de 1975 prendra sa retraite en 2037". L'application du système par points devrait donc épargner une bonne partie de la population active.

Ce qui signifie surtout que tous les actifs qui devraient liquider leurs pensions avant cette date le feront sur les anciennes règles. "Nous voulons assurer des garanties fortes sur le maintien des droits acquis [...] "nous avons choisi de ne rien changer pour celles qui sont aujourd'hui à moins de dix-sept ans de la retraite, c'est-à-dire les personnes nées avant 1975, qui auront plus de 50 ans en 2025" a assuré le Premier ministre. Concernant les plus jeunes,  Edouard Philippe a expliqué que la génération 2004 (18 ans en 2022) sera la première à intégrer complètement le système  et que seules les années travaillées à partir de 2025 seront régies par le nouveau système.

Redonner des marges de manoeuvre aux partenaires sociaux

Après avoir été écartés pendant la première partie du quinquennat, le gouvernement a également montré des signes d'ouverture à l'égard des syndicats. Cette tentative de tendre la main aux partenaires sociaux s'est traduite d'abord dans leur responsabilité à définir la valeur du point, là encore un sujet de tension important sur les débats relatifs aux retraites. "Nous nous engageons donc à ce que la valeur du point ne soit pas fixée à la sauvette, au gré des difficultés budgétaires. Nous demanderons aux partenaires sociaux de fixer sa valeur et son évolution, sous le contrôle du Parlement.  La loi prévoira une règle d'or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser. La loi ira même au-delà puisqu'elle prévoira une indexation progressive non pas sur les prix, comme aujourd'hui, mais sur les salaires, qui, dans notre pays, augmentent plus vite que l'inflation" a expliqué Edouard Philippe.

En outre, l'exécutif veut également donner les manettes aux syndicats sur la gouvernance et la gestion budgétaire du système, tout en gardant un oeil sur les comptes.  Le "retour à l'équilibre financier" sera confié aux partenaires sociaux, a-t-il indiqué, en appelant à ne pas renvoyer "au-delà du quinquennat les mesures nécessaires". "Si les partenaires sociaux s'entendent sur une telle trajectoire, le gouvernement la prendra à son compte", a ajouté le Premier ministre, qui a annoncé "dès l'année prochaine" la mise en place d'"une gouvernance" qui "leur confiera les principaux leviers", afin de "prendre des décisions qui seront mises en oeuvre dès le premier janvier 2022".

Des gestes envers les femmes et certaines professions

Autre sujet sensible, la question des femmes. Sur ce point, Edouard Philippe a signalé que ces dernières seront "les grandes gagnantes du système universel. Les femmes connaissent, plus souvent que les hommes, des interruptions de carrière, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Le système universel permet d'y remédier. 80.000 femmes sont contraintes chaque année d'attendre 67 ans pour liquider leur retraite". Face à ces disparités, des points supplémentaires seront notamment accordés "dès le premier enfant, et non à partir du troisième comme aujourd'hui". Cette majoration de 5% par enfant "sera accordée à la mère, sauf choix contraire des parents".

Depuis quelques jours plusieurs syndicats et représentants des forces de l'ordre n'ont pas hésité à monter au créneau pour faire part de leur mécontentement. Là encore, le Premier ministre n'a pas hésité à s'adresser directement aux effectifs des fonctions régaliennes de l'Etat. "Les pompiers, les policiers, les militaires garderont leurs dérogations actuelles".

Il a également promis une revalorisation des salaires des enseignants dès 2021 et une garantie par la loi que leur retraite sera comparable aux fonctionnaires de grade équivalent. En revanche, il est resté beaucoup plus flou sur la fameuse règle des six derniers mois pour calculer le niveau de pensions des fonctionnaires. Il a simplement indiqué qu'un système serait mis en place pour "garantir que nul n'est lésé". "Les organisations syndicales seront invités au ministère de l'Education nationale pour travailleur sur les carrières, les trajectoires et les pensions des enseignants" a-t-il poursuivi.  Pour les aides-soignants, il prévoit "d'adapter les seuils sur la pénibilité du travail de nuit, mise en place d'un nouveau dispositif pour financer des temps partiels en fin de carrière".

Concernant les craintes des professions libérales, il a également tenté de rassurer. "La réforme de la CSG et des cotisations « vieillesse » des travailleurs indépendants sera mise en œuvre au premier janvier 2022. La convergence des cotisations se fera sur une quinzaine d'années. Les réserves resteront dans les caisses des professions concernées. Il n'y a pas de hold-up ou de siphonnage. Ces réserves ont vocation à accompagner les transitions" a-t-il insisté.

Une plus forte contribution pour les hauts revenus

Dans le climat social actuel, les demandes d'équité et de traitement des inégalités sont régulièrement exprimées. Le Premier ministre a ainsi assuré que "le système sera le même pour tous les Français. Les Français auront le même niveau de cotisation pour tous les revenus en deça de 120.000 euros. Et au-delà de ce montant, les plus riches paieront une cotisation de solidarité plus élevée qu'aujourd'hui, qui financera, non pas des droits supplémentaires pour eux, mais des mesures de solidarité pour tout le monde. C'est un effort qui me paraît juste".

Travailler plus longtemps

Le chef de l'exécutif a également précisé que les Français allaient devoir travailler plus longtemps en prenant en compte certaines spécificités. En revanche, il n'a pas apporté de précisions sur les durées de cotisation.

"Pour garantir les pensions et financer un haut niveau de solidarité, la seule solution est de travailler plus longtemps comme partout en Europe. L'âge légal restera à 62 ans. Sans les y forcer, nous allons devoir inciter les Français à travailler plus longtemps. Nous voulons mettre en place un âge d'équilibre avec un système de bonus/malus. Le haut commissariat propose 64 ans. La responsabilité, c'est certes travailler un peu plus. C'est aussi écouter les partenaires sociaux. Les gens qui ont travaillé avant les autres pourront partir deux ans avant les autres (carrière longue) , il faut prendre compte la pénibilité avec des critères qui seront les mêmes pour tous (le compte pénibilité sera ouvert aux fonctionnaires), je souhaite une stratégie ambitieuse pour l'emploi des seniors".

Un calendrier serré à venir

La feuille de route présentée par le chef du gouvernement promet d'être chargée à l'approche des fêtes de fin d'année. "Les dirigeants d'entreprises doivent reprendre le dialogue avec les organisations syndicales. Le projet de loi sera prêt à la fin de l'année et sera soumis au conseil des ministres le 22 janvier. Il sera présenté en février au Parlement. Sur la question de la pénibilité, des carrières longues, des seniors, cela prendra du temps. A partir du premier janvier 2022, les nouveaux droits seront mis en place et le système sera irréversible." En attendant, les prochaines semaines risquent d'être déterminantes pour la suite du quinquennat.