Retraites  : la France redécouvre le sous-emploi de ses seniors

Par Hervé Denis  |   |  2062  mots
Les seniors encore en emploi sont pénalisés du fait de leur âge : selon l'institut Montaigne, 85% d'entre eux n'ont plus de promotion, et 79% n'ont plus d'augmentation individuelle. Dans les sondages, le sentiment de discrimination vis-à-vis des plus de 50 ans dépasse celui concernant les femmes et les personnes d'origine immigrée. (Crédits : Isotck)
Alors que le projet défendu par le gouvernement pourrait allonger les durées de cotisation, les plus de 50 ans sont frappés par le chômage et les discriminations. Un défi pour l’exécutif et les entreprises.

Dans les arbitrages à venir cette semaine sur la réforme du système de retraites français, il est probable que le Premier ministre Édouard Philippe s'inspirera de la maxime que Jean de La Fontaine écrivit en conclusion de sa fable Le Lion et le Rat : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », en prolongeant la période de transition des 42 régimes actuels au graal du système « universel ». Pour les régimes spéciaux relevant de l'État (fonctionnaires, cheminots, RATP) ou privés (avocats, notaires, pilotes, ministres des cultes...) sans doute, et peut-être aussi pour le régime général des salariés, bien au-delà de la génération 1963, promise au couperet par le rapport Delevoye. À l'évidence, il s'agit pour le gouvernement de trouver une issue aux grèves qui ont commencé à paralyser le pays le 5 décembre. Mais d'autres raisons, plus structurelles, peuvent justifier des délais importants dans l'application de la grande réforme du quinquennat.

Les failles d'un modèle

Celle-ci est d'une telle ampleur qu'elle révèle les failles du modèle social français : l'absence d'un dispositif général et généreux de prise en compte (et de réduction) de la pénibilité au travail, qui justifie le « conservatisme » des régimes spéciaux ne voulant pas lâcher la proie (une retraite avancée) pour l'ombre (un Compte personnel pénibilité encore étriqué), bloqué par les employeurs privés, un compromis salarial obsolète dans la sphère étatique (rémunérations basses et carrières plates des enseignants et des soignants, contre retraites avancées et/ou avantageuses) qui arrange bien les budgétaires de Bercy. Repousser les échéances donnerait aux partenaires sociaux le temps de renégocier le premier dossier, et à l'État d'augmenter les salaires de ses agents... Mais aussi de trouver - enfin - les moyens de faire cesser l'éviction des seniors de l'emploi avant la retraite, qui renforce l'opposition de l'opinion publique à tout report de l'âge de départ.

Comment justifier une telle mesure lorsqu'on sait qu'au moment de liquider sa retraite un « ancien » sur deux n'est déjà plus dans l'emploi ? Pour les économistes de l'OCDE (Organisation de coordination et de développement économiques), qui, malgré son siège dans le très chic quartier de la Muette à Paris, adore pointer les exceptions françaises par rapport à son modèle central, le bas taux d'emploi des plus de 55 ans est depuis longtemps une thématique récurrente. Hervé Boulhol, économiste principal en charge des retraites et du vieillissement démographique se désole : « L'âge moyen de départ en retraite est de 4 ans inférieur à la moyenne des pays de l'OCDE » et, selon ses projections, il faudrait attendre... 2066 pour que la génération de Français nés en 1996 s'alignent enfin sur le sort commun des retraités des pays dits avancés.

Rajeunissement de la main-d'œuvre

Le fossé séparant la France des « autres » a laborieusement été creusé par toutes les majorités au pouvoir après les années 1970, sous la pression conjointe des organisations d'employeurs et de salariés. Depuis la « garantie de ressources » pour les licenciés de plus de 60 ans (1970-1991) ; en passant par les préretraites totales (1982-2003) jusqu'aux « dispenses de recherche d'emploi indemnisées » (1985-2014). De décennie en décennie, un consensus général s'est noué autour du rajeunissement au pas de charge de la main-d'œuvre.

Pour les salariés, partir plus tôt au profit des jeunes fait sens. Les entreprises, elles, bénéficient d'un « effet de noria », qui voit des seniors bien payés remplacés par des jeunes en début de carrière. Les gouvernants, enfin, apprécient ces coûteux mais pratiques parkings pour demandeurs d'emploi. En 1993, près de 13 % des 55-64 ans étaient logés dans ces différents dispositifs. En 2016, ne restent que les départs anticipés à la retraite, soit dans les régimes spéciaux, soit par le dispositif carrière longue (possibilité de départ à 60 ans pour les salariés ayant commencé à travailler à 18 ans), qui ne concernent plus que 4 % des 55-64 ans.

Un véritable gâchis économique

Résultat : sans ces deux derniers dispositifs, et à supposer que les intéressés travaillent tous jusqu'à 62 ans, les salariés français partiraient encore à la retraite avec trois ans et trois mois d'avance (1) sur la moyenne des pays de l'OCDE. La véritable exception française, c'est donc moins les régimes spéciaux que le taux d'emploi des seniors, qui plafonne à 42,5 % contre 52 % en moyenne dans l'Union européenne et jusqu'à 70 % dans les pays nordiques. Un véritable gâchis économique selon le cabinet PWC (2), qui a calculé que si la France avait le même taux d'activité que la Suède (70%), son PIB pourrait progresser de 10 %.

Mais si ni les cheminots, ni les électriciens-gaziers, ni les policiers, ni les maçons n'en sont les principaux responsables, il faut donc chercher l'explication ailleurs. Il existe bien un moyen plus efficace de maintenir les seniors au travail : c'est de leur servir des pensions insuffisantes... C'est d'ailleurs en partie ce qui explique la performance des Suédois (avec un taux de pauvreté des retraités de 14 %, contre 7,5 % pour la France !).

La France, qui assure un taux de remplacement (rapport entre le montant de la pension et le dernier salaire), emprunterait-elle cette voie que les résultats ne seraient pas au rendez-vous. Car pour employer les seniors, encore faudrait-il que les entreprises le souhaitent. Or, à part quelques grands groupes comme Axa qui font la publicité de leurs accords seniors, c'est en général le contraire qui se produit. En France, on devient « senior » à partir de 50 ans selon l'Insee, voire 45 ans pour certaines professions. Ce qui a pour corollaire un rétrécissement des perspectives de carrière, de rémunération, de formation. Et si, par malheur, on tombe au chômage, on risque de se heurter à l'absence totale d'offres d'emploi.

Dit trivialement, un « vieux » galère quatre fois plus qu'un « jeune ».

Pour cette catégorie, le chômage de longue durée n'est pas un spectre, mais une dure réalité. France Stratégie indique dans son rapport (3) qu'en 2016, « le taux mensuel de sortie des listes de Pôle emploi pour reprise d'emploi ne s'établit qu'à 1,6 % pour les 50 ans et plus, contre 6,2 % pour les moins de 25 ans ». Dit trivialement, un « vieux » galère quatre fois plus qu'un « jeune ».

Dans ces conditions, retarder le moment du départ à la retraite risque donc d'allonger la file d'attente au guichet de Pôle emploi. Une expérience vécue en grandeur réelle en 2011, après le report de l'âge de la retraite à 62 ans par François Fillon, lorsque l'Unédic s'est aperçue que les demandes d'indemnisation du chômage des 60-61 ans sont passées de 11.000 en 2010 à 30.000, soit environ 2 % de cette classe d'âge. La crise de 2008 aidant, le chômage de longue durée des plus de 55 ans a augmenté en dix ans de 178 %, contre 64 % pour l'ensemble des chômeurs !Mais l'assurance-chômage n'est pas le seul réceptacle des nouveaux « ni-ni » (ni dans l'emploi, ni en retraite).

Les plus de 60 ans ont aussi multiplié les arrêts de travail. Ils représentent 7,7 % des indemnités journalières, contre 4,6 % en 2010. Et viennent grossir les dispositifs sociaux (RSA, AAH, ASS), qui ont accueilli plus de 80.000 personnes supplémentaires. Exclus du marché du travail, les seniors encore en emploi ressentent de plus en plus un ostracisme intérieur. Les déroulements de carrière s'interrompent au tournant du demi-siècle, voire plus tôt dans certains métiers comme le numérique. L'Institut Montaigne estime ainsi que 85 % des plus de 50 ans en poste dans le privé n'ont plus de promotion, et 79 %, plus d'augmentation individuelle de salaire. Paradoxalement, l'accès aux formations se restreint au moment où les directions survalorisent les nouvelles technologies.Les seniors ont le sentiment, justifié, d'un environnement sourdement hostile, qui les pousse à sortir du travail le plus tôt possible. Depuis 2012, le Défenseur des droits Jacques Toubon n'hésite pas à utiliser le mot qui fâche, « discrimination », pour caractériser leur situation.

Dans les sondages, le sentiment de discrimination vis-à-vis des plus de 50 ans dépasse celui concernant les femmes et les personnes d'origine immigrée. Dans un pays réputé rétif aux inégalités et dont le président a fait de l'égalité des chances le mantra de sa politique sociale, ça fait tache. Dans les entreprises, on a bien senti qu'à l'approche de la réforme systémique voulue par Emmanuel Macron, on n'échapperait pas à un examen de conscience. La boîte à idées s'est remise à fonctionner, d'autant plus que le Premier ministre Édouard Philippe a demandé à Sophie Bellon, présidente du conseil d'administration de Sodexo, Jean-Manuel Soussan, directeur des ressources humaines du groupe Bouygues Construction, et Olivier Mériaux, ancien directeur général adjoint de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), de lui proposer des solutions en décembre.

Des « référents » auprès des DRH

« Les directions vont devoir gérer une tranche de population qu'elles étaient habituées à faire partir », constate Jean-Paul Charlez, président de la puissante Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), qui reconnaît que « l'âge demeure le premier facteur de discrimination, à l'embauche comme en situation de travail », avant de s'interroger : « Pour encourager l'évolution des pratiques au sein des entreprises, ne faut-il pas introduire une dose de "discrimination positive" ?» Et de proposer son « index seniors », batterie d'une centaine d'indicateurs comme les taux d'embauches, d'accès à la formation, de promotions, les rémunérations... Calqué sur la lutte pour l'égalité entre les femmes et les hommes, il soutiendrait l'action d'un « référent » auprès des DRH qui s'assurerait que les seniors « sont traités comme des salariés ordinaires ».Des salariés ordinaires ? Ce n'est pas l'avis de Geoffroy Roux de Bézieux, qui réclame une subvention pour employer des salariés âgés. Partant du principe que l'obstacle principal réside dans les rémunérations trop élevées des anciens, le président du Medef imagine qu'une « aide différentielle », versée par l'Assurance chômage ou Pôle emploi, permettrait de diminuer le salaire versé par l'entreprise sans perte de pouvoir d'achat pour les intéressés. Un cadre du Medef fait l'article : « Avec une somme modique, ce dispositif éviterait le chômage des seniors, donc générerait des économies pour l'Unedic... »

L'Institut Montaigne imagine de son côté une « prime de maintien de l'emploi versée au salarié qui continuerait de façon volontaire à travailler alors qu'il a atteint l'âge de la retraite. Il conserverait son salaire et l'entreprise verrait quant à elle le coût du salaire chargé diminuer de 20 % », par des exonérations de cotisations, le tout pris en charge par l'assurance vieillesse (4). Cette idée d'une compensation de la baisse de productivité (5) des travailleurs âgés, quoique infirmée par les études économiques, circule depuis une vingtaine d'années dans les cercles patronaux. C'était notamment l'un des chevaux de bataille de Dominique de Calan, alors numéro 2 de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Sans surprise, les syndicalistes se déclarent hostiles à ce genre de tuyauterie. La ministre du Travail Muriel Pénicaud trouve que l'enjeu vaut la peine d'un examen. C'est pourtant elle qui a mis fin aux deux dispositifs qui subventionnaient les entreprises embauchant entre autres des seniors : le contrat de génération créé par François Hollande, il est vrai décevant (40.000 contrats effectifs contre 220.000 espérés) et les contrats aidés. Il est vrai que faire et défaire, c'est toujours travailler.

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NOTES

(1) Sur la base des statistiques disponibles, les régimes spéciaux (cheminots, policiers...) pèseraient pour trois mois et les « carrières longues » pour six mois dans l'âge de cessation d'activité.

(2) « PwC Golden Age Index: how well are OECD economies adapting to an older workforce? »

(3) « Les seniors, l'emploi et la retraite », France Stratégie, 2018.

(4) « Bien vieillir : propositions pour maintenir les seniors en activité », Institut Montaigne, juin 2015.

(5) Patrick Aubert et Bruno Crépon. économie et statistiques, avril 2004.