Brexit : vers un "special deal" pour la City ?

Par Florence Autret  |   |  1127  mots
Les banques de la City pourraient bénéficier d'un régime spécial après le Brexit, qui leur permettraient un accès total au marché européen.
Les chefs d’Etat et de gouvernement valident ce samedi les "lignes directrices" de leur stratégie de négociation du Brexit. Un paragraphe ad hoc sur les services financiers y a été ajouté, à la demande de Paris, sous prétexte de stabilité financière. Il pourrait paver la voie à un accord séparé pour la finance.

"Tout accord futur doit sauvegarder la stabilité financière dans l'Union et respecter le régime réglementaire et de supervision, ainsi que les standards et leur application" : cette phrase ajoutée lundi lors d'une réunion des sherpas des Vingt-Sept dans le projet de lignes directrices que les chefs d'Etat et de gouvernement adoptent ce samedi à Bruxelles a déjà fait couler beaucoup d'encre. Fruit d'une demande française, comme l'a révélé mardi par le site Politico, elle a été interprétée par certains comme un moyen de faire pression sur le Royaume-Uni, dont 10% du PIB est généré par les services financiers. "Paris veut que l'UE réglemente la City", a ainsi titré le quotidien britannique The Times.

Deux éléments invitent à pencher pour une interprétation plus nuancée. Tout d'abord la sortie du Royaume-Uni de l'Union soulève de vraies inquiétudes chez les opérateurs financiers britanniques et du continent, même si certaines places continentales misent sur une mise à distance de Londres pour se renforcer. Un accord séparé permettrait de s'affranchir d'une période de transition incertaine et du calendrier inévitablement long et incertain de négociation et de ratification d'un accord de libre échange général. "L'idée est qu'il doit y avoir quelque chose sur le besoin de sauver la stabilité financière", indique une source européenne qui confirme qu'il est en effet "possible" que les services financiers fassent l'objet d'un "deal séparé".

Le régime d'équivalence pour contourner le Brexit

Par ailleurs, la réglementation financière européenne a une particularité par rapport aux autres secteurs comme l'automobile ou les médicaments : pour tenir compte de la nature mondiale des activités financières, les législateurs ont inscrit dans la plupart des textes adoptés ces dernières années un régime d' "équivalence ". Il permet aux pays qui en font la demande d'assurer à leurs opérateurs (gestionnaires de fonds, banques, assurance) un accès total au marché européen dès lors que leur réglementation et leur supervision sont jugées suffisamment efficaces et semblables à celle de l'Union européenne pour ne pas mettre en péril la stabilité financière. La Commission européenne a déjà rendu plus de 200 décisions de cette nature au bénéfice des principales places financières du monde dans une large série d'activités : marchés de dérivés, agences de notation, assurance, etc.

Dès lors, cet instrument, qui a permis par exemple de faciliter l'accès des banques européennes aux infrastructures de marché américaines, pourrait être actionné au bénéfice du Royaume-Uni de façon à assurer la continuité des services au jour où il deviendra officiellement un "pays tiers". "Le 29 mars 2019 (date de sortie de l'Union européenne), le Royaume-Uni sera "équivalent" de facto", remarque ainsi une source industrielle.

Les autorités européennes n'ont pas explicitement indiqué jusqu'à présent qu'elles comptaient privilégier cet instrument pour jeter un pont entre la City et le marché européen dès 2019. Mais la Commission a d'ores et déjà entamé une réflexion sur sa politique en matière d'équivalence, sur la base d'un document de travail en forme de bilan publié en février. Elle s'apprête par ailleurs à proposer en juin une réforme du régime des pays tiers dans un des domaines qui s'annonce les plus sensibles dans le cadre du divorce à venir : la compensation des transactions sur les contrats dérivés. Un enjeu majeur pour les grandes banques du Continent qui réalisent l'essentiel de leurs profits dans la banque d'investissement sur ces instruments et ont besoin de conserver un accès aux chambres de compensation londoniennes.

Au Royaume-Uni, l'équivalence est présentée depuis l'été dernier comme l'option à privilégier pour préserver un accès au marché européen, comme l'expliquait en janvier Anthony Belchambers, le président du conseil scientifique du Financial Services Negociation Forum, dans une tribune publiée par le Financial Times.

L'impact du Brexit pour les banques et assurances britanniques pourraient être marginal

Dans un entretien donné mercredi à l'agence Bloomberg, Lord Adair Turner, l'ancien président de la Financial Services Authority, le régulateur financier britannique, a jugé que la proximité des réglementations européenne et britannique permettrait d'assurer une transition en douceur. "Ce qui va probablement se passer est que pour avoir accès au marché européen, le Royaume-Uni va accepter dans l'ensemble la plupart des caractéristiques de la réglementation prudentielle des banques et des compagnies d'assurance. Je ne m'attends pas à de grands changements dans la manière dont les banques et les assurances britanniques seront régulées une fois que nous serons sortis de l'Union européenne", a-t-il ajouté, arguant de l'existence du cadre de régulation mondial qui s'est renforcé après la crise de 2008. Les lignes directrices adoptées cette semaine confirment que les liens entre la City et le Continent ne pourront rester les mêmes qu'à ce prix.

Si les Européens décidaient de recourir au régime de l'équivalence pour s'en assurer, il est possible qu'ils doivent en élargir le champ (il existe plus d'une dizaine de régimes d'équivalence qui ne couvrent qu'une partie de la régulation) et revoir leurs propres procédures. Actuellement en effet la Commission décide seule, sur le conseil des trois autorités de régulation européennes, d'ouvrir ou non l'accès au marché européen. D'aucun estiment toutefois que la négociation d'un accord cadre sur l'équivalence serait trop long à négocier pour être utilisable en 2019.

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Si la Commission devait à l'avenir accorder l'équivalence au bénéfice d'un pays, le Royaume-Uni, dont les opérateurs financiers ont une part de marché d'environ 24% sur le continent, on imagine mal que Paris, Francfort ou Milan ne demandent pas, au minimum, à ce que leurs gouvernements aient un droit de regard sur l'établissement et le contrôle de l'accès au marché européen. Il en va de même pour les députés européens qui ont livré des combats épiques sur les 40 textes réglementaires adoptés depuis 2009 et se verraient en quelque sorte court-circuiter si la Commission décidait seule de l'accès au marché.

Le petit paragraphe introduit à la demande de la France s'interpréterait ainsi certes comme un message de fermeté au gouvernement de Theresa May, tenté par un moins disant réglementaire, mais surtout comme un signal adressé à la Commission européenne qui doit savoir qu'elle agira en la matière sous l'étroite surveillance des capitales.