Le classement de Shanghai ou le nouveau "marché de l'éducation"

Par Constant Méheut  |   |  1199  mots
Pour la quinzième année consécutive Harvard domine le classement de Shanghai.
Le classement de Shanghai des universités a de nouveau libéré les commentaires et les prises de position. Mais derrière ce palmarès médiatique se cache aussi un processus de sélection très particulier, qui tend à constituer un véritable "marché de l'éducation".

"La France perd du terrain", "Les français loin derrière" peut-on lire depuis hier dans les différents journaux hexagonaux. La cause de ce constat ? Le classement 2016 de la Shanghai Ranking Consultancy, messe annuelle du milieu de l'enseignement supérieur. Créé en 2003 ce palmarès consacre et défait chaque année les 500 meilleures universités du monde. La France descend aujourd'hui à la sixième place avec 22 établissements représentés. Mais ce classement, loin de refléter la performance académique d'un système d'enseignement, se révèle très étriqué et porteur d'une vision "marchandisée" de l'éducation.

Comprendre un classement aux critères très controversés

A l'origine, le classement dit de "Shanghai" (pour Shanghai Ranking Consultancy) visait à fournir les informations nécessaires pour comparer les universités chinoises et étrangères afin de participer à la création d'un programme universitaire d'excellence souhaité par le gouvernement de Pékin. Les auteurs ont donc utilisé le critère de la recherche et de son rayonnement car il est le seul pour lequel on dispose de données de comparaisons précises et fiables. Mais la performance globale d'un système d'enseignement ne se limite pas seulement à l'excellence de la recherche, et là réside le premier défaut majeur de ce palmarès.

Six critères regroupés en quatre domaines sont utilisés par les auteurs de ce classement :

  • La qualité de l'enseignement : on évalue ici le nombre d'anciens élèves de l'institution ayant reçu un prix Nobel ou une médaille Fields. Tous les prix n'ont évidemment pas le même poids en fonction de l'ancienneté et sont "actualisés" dans le temps (un prix compte pour 10% de moins à chaque décennie d'ancienneté).
  • La qualité du corps académique : elle est calculée à partir du nombre d'enseignants ayant reçu un prix Nobel ou une médaille Fields et du nombre d'enseignants figurant dans la liste des chercheurs les plus cités dans chacun des 21 domaines de la Science tels que donnés par Thomson Scientific, filiale de l'agence de presse Reuters. Ces deux critères sont déjà sujets à controverses. Compte tenu du temps généralement très long qui sépare la conduite d'une recherche de l'annonce du prix, le critère du Prix Nobel reflète davantage les qualités passées d'une institution que son potentiel actuel de recherche (le prix Nobel français Jean Tirole a été ainsi récompensé pour un travail réalisé dans les années 1990). De même les 21 domaines de la Science choisis par Thomson Scientific font la part belle aux sciences dures (biologie, chimie, physique) au détriment de pays reconnus pour leur expertise dans les sciences humaines et sociales, comme la France.
  • La production scientifique : nombre d'articles publiés dans les revues Nature et Science et fréquence de publication d'articles du corps académique.
  • La productivité : score total des cinq premiers indicateurs divisé par la taille du corps académique de l'institution.

Dans un article publié dans la Revue de la régulation, Jean-Charles Billaut, Denis Bouyssou et Philippe Vincke considèrent ainsi que "les critères utilisés par les auteurs du classement ne sont liés que de façon très lâche à ce qu'ils sont censés mesurer", à savoir la qualité de l'enseignement dispensé. Ils dénoncent notamment un classement fortement corrélé à la taille de l'institution puisque cinq critères parmi les six utilisés sont liés à des comptages (prix et médailles, chercheurs les plus cités, articles référencés dans Nature et Science et par Thomson Scientific). Ici le critère quantitatif suffit pour hiérarchiser les universités sans prendre en compte aucun critère qualitatif.

Un impact important sur les réformes de l'enseignement

Cette méthodologie quantitative explique en partie le faible score de la France qui fonctionne avant tout avec un réseau d'universités indépendantes et spécialisées dont la capacité de "production académique" est logiquement limitée. Face à cette réalité le gouvernement a décidé de regrouper les universités françaises entre elles pour en faire des pôles plus grands et compétitifs, comme l'affirmait ce matin sur Europe 1 Thierry Mandon, actuel secrétaire d'Etat chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche.

"De 70 universités en France, nous essayons de passer à 25 regroupements d'universités et de grandes écoles" a expliqué Thierry Mandon.

Le pôle Paris-Saclay a ainsi pour but de rassembler en une seule entité des universités et des écoles telles que Polytechnique, l'université Paris-Sud ou encore HEC pour en faire un leader européen de la recherche scientifique. Ce classement médiatique est donc utilisé par les pouvoirs politiques pour promouvoir des réformes de l'enseignement supérieur. Mais ce succès et cette influence traduisent aussi une nouvelle donne pour le secteur mondial de l'éducation.

Vers une "marchandisation" de l'enseignement supérieur

Car le classement de Shanghai accentue en fait la création d'un véritable marché de l'enseignement. Déjà en 1999 le processus de Bologne actait le rapprochement des systèmes d'enseignements européens à partir d'une "Méthode ouverte de coordination" fondée sur l'évaluation comparative, l'émulation et l'incitation. Introduction de quantification des performances, et classements sont les leitmotivs de cette nouvelle politique qui considère que seule la concurrence pourra pousser les universités à élever leur niveau d'enseignement. Un contexte tout à fait adapté au classement de Shanghai (créé en 2003) qui permet une évaluation comparative efficace des universités au niveau mondial.

Un "marché universitaire" s'est donc peu à peu créé à travers ces divers palmarès. La "demande" étudiante choisit les universités à partir d'une "offre" déterminée par les classements. La concurrence entre les différentes universités est ici clairement établie. Or l'enseignement aspire à l'origine à être un service public et non un marché. Le marché, par sa nature, ne peut poursuivre ni un objectif commun ni un projet de société. Chaque université, contrainte par ces classements, se voit dans l'obligation d'adapter ses standards à ceux du marché mondial, c'est-à-dire un modèle anglo-saxon d'universités privées, aux coûts d'inscription très élevés et où le statut d'étudiant rime dangereusement avec la position du consommateur.

On peut donc craindre que les domaines d'excellence éducative de certaines nations soient balayés par une logique de marché qui n'admet aucun modèle alternatif. Comment expliquer autrement que l'école Polytechnique, fleuron du système éducatif français, ne soit même pas classée parmi les 300 premières universités mondiale ? La célèbre école d'ingénieur fait ici les frais d'un classement aux critères exclusivement quantitatifs qui sous-estime probablement la qualité de son enseignement.

En 2000 la stratégie de Lisbonne signée par les quinze états membres d'alors visait à faire de l'Union Européenne "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010, capable d'une croissance économique durable". Il semble aujourd'hui que derrière le terme ambitieux "d'économie de la connaissance" se cache une réalité marchande peu reluisante.