La Constitution européenne aurait-elle pu empêcher la crise ?

Par Romaric Godin  |   |  1919  mots
Voici dix ans, la France et les Pays-Bas rejetaient le projet de Constitution européenne
Voici dix ans, Français et Néerlandais rejetaient le projet de constitution européenne. Ce double "non" a-t-il été à l'origine du fait majeur de ces dix dernières années en Europe : la crise de la zone euro ?

Voici dix ans, les électeurs français, quatre jours avant les électeurs néerlandais, rejetaient le « traité instituant une constitution pour l'Europe. » On évoque, à cette occasion, beaucoup les conséquences politiques de ce rejet. Mais ces dix dernières années ont été surtout marquées par un événement économique : la crise ouverte en 2007 par les « subprimes » américains et qui s'est muée en 2010 en crise de la zone euro. Cette crise a souvent été vue comme celle du « manque d'Europe. » La zone euro aurait manqué de moyens pour faire face à l'incendie, l'Europe aurait manqué de cohésion face aux demandes des marchés. Mais alors, les responsables de la crise seraient-ils les électeurs français et néerlandais ? Sans le « non » français et le « nee » néerlandais, la crise de la zone euro n'eût-elle pas été plus aisée à combattre ?

Une trop faible « fédéralisation » de l'Europe en 2010 ?

Cette critique est sans souvent émise par les milieux « fédéralistes », terme qui en réalité recouvre une volonté de regrouper davantage les pouvoirs aujourd'hui remis aux Etats membres dans une structure « fédérale », autrement dit dans une structure « centralisée. » Le projet de constitution était en effet, durant la campagne de 2005, présenté par les partisans du « oui » comme le premier pas vers une Europe fédérale. Dès lors, on soutient souvent qu'avec un pouvoir fédéral plus fort, il eût été plus aisé de « contenir » la crise grecque de 2010. Qu'en est-il exactement ?

Le texte constitutionnel prévoyait une clarification des répartitions des compétences entre l'Union et les Etats membres, en établissant des « compétences exclusives » de l'UE et des « compétences partagées » entre l'UE et les Etats. Dans ce dernier cas, « Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l'exercer » (article I-12-2). Le projet constitutionnel précisait ces domaines de compétences exclusifs et partagés. Sur le plan économique, la politique monétaire était, pour les États de la zone euro, rangée dans la première catégorie en conséquence du traité de Maastricht, tandis que la « la cohésion économique, sociale et territoriale » était une compétence partagée (articles I-13 et I-14). Ce dernier élément semble répondre à la capacité de répondre à une crise du type de celle de 2010. Mais ces mesures ont été intégralement reprises dans le traité de Lisbonne et intégrés dans le Traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) dont elles constituent les articles 3 et 4. La « fédéralisation » des compétences de l'UE est donc aujourd'hui et étaient déjà début 2010 celles prévues par le projet de Constitution.

Autrement dit, si, entre octobre 2009, date à laquelle on a appris l'existence de l'immense déficit grec et mai 2010, date à laquelle le premier « plan d'aide » à la Grèce a été mis en place, la réponse européenne n'a pas été suffisamment rapide et adapté, ce ne peut être en raison du « non » français. Les traités donnaient alors aux dirigeants européens les moyens d'agir pour assurer la « cohésion » de l'Union sur le plan économique. La « fédéralisation », ou plutôt la centralisation des compétences prévues par la Constitution ont été en réalité mis en place. Les choix qui ont été pris auraient donc été sans doute les mêmes si la Constitution avait été adoptée.

Aucun projet de « Trésor européen »

En revanche, le projet de Constitution ne prévoyait nullement de trésor européen, idée à présent développée par Valéry Giscard D'Estaing, qui avait pourtant présidé la convention qui a préparé la Constitution de 2005. Il ne prévoyait pas davantage l'émission de dette commune aux pays de la zone euro ou de l'union européenne (Eurobonds). Certes, l'article I-54-3 précisait ainsi qu'il était possible « d'établir de nouvelles catégories de ressources propres » pour le budget de l'UE qui aurait pu permettre de réaliser des levées de fonds en commun. Mais il ne s'agissait pas ici d'établir un « Trésor de la zone euro. » Et ces nouvelles recettes auraient dû être validées par la Conseil à l'unanimité et « par les États membres dans le cadre de leurs propres règles constitutionnelles. » Or, il y a fort à parier que, en 2010, une émission commune de l'UE eût échoué sur un de ces deux écueils. Quant à la Banque européenne d'investissement (BEI) que l'on aurait pu utiliser comme vecteur d'investissement dans les pays en crise pour « atténuer » les « ajustements », elle existait avant 2005 et le choix de ne pas l'utiliser est donc un choix politique qui n'est pas le fruit des « non » français et néerlandais. Aucun projet de rééquilibrage au sein de la zone euro par des transferts n'était prévu.

La Constitution, un instrument de prévention de la crise ?

Mais, alors, la Constitution aurait-elle permis de prévenir davantage la crise ? Dans sa partie III, la Constitution prévoyait des mesures de coordination des politiques économiques, notamment des « dispositions propres aux Etats membres dont la monnaie est l'euro » (articles III-194 à III-196). Ces dispositions prévoyaient de prendre des mesures « pour renforcer la coordination et la surveillance budgétaire » et « élaborer les orientations de politiques économiques. » Suivait la création de l'Eurogroupe. Ces mesures ont été reprises encore une fois telle quelle par le traité de Lisbonne, notamment en ce qui concerne la zone euro (articles 136 à 138 du TFUE). Certes, mais durant les quatre années qui séparent le référendum de 2005 de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la crise a eu le temps de se déclarer. Aurait-on alors raté l'occasion de « coordonner » les politiques économiques au sein de la zone euro ?

C'est une possibilité en réalité peu crédible. L'absence de procédure dans la Constitution concernant la faillite d'un État membre et la solidarité financière entre les États membres est suffisamment parlant : les autorités européennes et nationales étaient, en 2005, entièrement aveugle sur les déséquilibres internes à la zone euro. Ceux qui ont vécu cette époque se souviennent alors que l'Espagne et même la Grèce apparaissaient alors comme des modèles de croissance. « La Grèce ferait presque figure de dragon européen » à cette époque, rappelle dans son histoire de la Grèce et des Balkans parues chez Folio en 2013, Olivier Delorme en se référant à un rapport de l'OCDE de... 2009.

Bref, il y a fort à parier que l'on n'aurait pas réellement tiré la sonnette d'alarme entre 2005 et 2010. Du reste, on voit mal comment cette coordination prévue dans la Constitution aurait pu mener à une correction avant la crise de 2010 dans le cadre de cette même constitution. L'Allemagne, soucieuse alors de rétablir sa compétitivité, aurait-elle renoncé à sa modération salariale qui a aggravé ces déséquilibres ? Comment aurait-on pu freiner la folle convergence des taux à l'origine du dérapage de certains pays ? Aurait-on pu empêcher les banques de prêter plus que de raison à la Grèce et d'entretenir les bulles immobilières en Irlande et en Espagne ? Nul n'aurait alors pris le risque de brider cette croissance que, du reste, à cette époque, les grandes figures de l'Europe croyaient être saine, quoi qu'ils en disent ex post.

La construction européenne s'est poursuivie, malgré tout

Les « non » français et néerlandais ne sont donc pas coupables de la crise. Dans le procès qui leur est fait depuis dix ans, c'est un fait important, car le grand fait de la vie politique européen de ces dix dernières années est bien cette crise. C'est elle qui, aujourd'hui, redéfinit les rapports entre les peuples et l'Union européenne. Du reste, en raison de la stratégie de contournement de cette décision des dirigeants européens, la Constitution est de facto entrée pour l'essentiel en vigueur en 2009 avec le traité de Lisbonne. Et, comme on l'a vu, le « fédéralisme » de Lisbonne est du même ordre que celui du projet de Constitution. Mieux même, la crise a été utilisée comme prétexte pour aller plus loin dans la centralisation européenne avec le Two-pack, Six-Pack, le MES et le pacte européen. Or, ce ne sont pas ces institutions qui ont freiné la crise de la dette, bien au contraire, c'est l'engagement de la BCE de « tout faire » pour stopper les attaques contre les Etats membres. Un engagement qui, en réalité, est à la marge des traités et qui a été validé sous condition par la Cour de Justice européenne.

Les « non » au projet de constitution n'ont en réalité ni stoppé, ni freiné la construction européenne telle qu'elle était conçue par les rédacteurs de ce projet. Ils ont simplement été ignorés et contournés. Une construction basée sur une vision « budgétaire » de l'économie et par un refus de transferts entre les Etats membres. Or, c'est cette vision, contestée dans les faits par certaines mesures de la BCE à partir de 2012, qui a contribué à aggraver la crise grecque et à en faire une crise européenne, puis mondiale. La crise de la zone euro provient d'un aveuglement collectif des dirigeants européens que la Constitution n'aurait ni corrigé, ni prévenu.

La méfiance vis-à-vis du peuple

Mais les « non » à la Constitution ont provoqué un dernier effet collatéral dans la gestion de la crise : la peur des peuples. Toutes les décisions prises pendant la crise, tous les changements à l'architecture européenne ont été prises non seulement en prenant soin d'éviter la sanction populaire, mais souvent également en prenant soin de se prémunir contre les résistances des peuples. On a renversé des gouvernements en Grèce et en Italie pour s'assurer des politiques menées dans ces pays, on a réclamé en Espagne ou au Portugal des accords entre les grands partis pour « neutraliser » des élections, on a fait revoter le parlement chypriote sous la menace pour obtenir le résultat désiré. Le pacte budgétaire, le MES ou les nouvelles règles budgétaires n'ont pas été soumis à référendum et, en France, le pacte budgétaire a été adopté par des parlementaires de la majorité soumis à de fortes pressions... Bref, depuis 2005, l'Europe est devenue entièrement autiste, enfermée dans ses certitudes économiques. La querelle actuelle avec la Grèce en est la preuve. Et « l'approfondissement » promis par Angela Merkel et François Hollande récemment se fera sans « changement de traité », donc sans besoin d'en appeler au peuple...

Des « oui » français et néerlandais auraient-ils changé la donne ? C'est loin d'être évident. Protégées par la sanction populaire de la constitution, les autorités européennes auraient agi de la même façon en 2010 en se considérant dépositaires d'un mandat populaire. L'autisme des dirigeants européens et leur idéologie économique n'est malheureusement pas né avec le double « non » de 2005. Et c'était d'ailleurs déjà une des raisons du double « non. » Et on voit mal comment un « oui » en 2005 aurait modifié leurs présupposés idéologiques qui ont aggravé la crise de 2010, quand un « non » ne l'a pas fait.