"La crise en Catalogne, c'est l'échec absolu de la transition démocratique en Espagne"

Par Propos recueillis par Romaric Godin, à Barcelone  |   |  1649  mots
Lluis Llach est un chanteur devenu homme politique au service de l'indépendance de la Catalogne.
Chanteur mythique de la résistance au franquisme devenu député indépendantiste catalan, Lluís Llach revient pour La Tribune sur la situation actuelle en Catalogne et sur son interprétation des origines de la crise.

Lluís Llach est une figure morale en Catalogne. Compositeur, auteur et chanteur, ses chansons ont incarné la résistance de la culture catalane au franquisme entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, notamment son titre l'Estaca, hymne catalan de la résistance à la dictature.

En exil en France entre 1971 et 1976, il est revenu en Catalogne lors de la transition démocratique. A partir des années 2010, il s'engage en politique dans le camp indépendantiste. A 68 ans, il est depuis le 27 septembre 2015, député au parlement catalan pour la coalition indépendantiste Junts Pel Sí. A quelques jours de la Diada, la fête nationale catalane, le 11 septembre  Lluís Llach livre à la Tribune ses réflexions sur la situation en Catalogne.

Vous avez présidé la Commission parlementaire d'étude sur le processus constituant catalan dont le rapport a été approuvé par le parlement le 27 juillet et qui inclut la possibilité d'un chemin unilatéral vers l'indépendance. Le dialogue avec Madrid n'est donc plus possible ?

Pour nous, l'unilatéralité devient un chemin obligé car l'Etat espagnol ne nous répond pas. Quoi que nous fassions, nous sommes dans l'unilatéralité puisque, depuis 2010, toutes nos demandes n'ont reçu que des réponses négatives, toutes nos propositions de négociations ont reçu une réponse judiciaire. Alors, malgré nous - et ce n'est pas du tout notre volonté - nous devons faire le chemin seuls vers l'indépendance.

Lorsque je me suis présenté aux élections, j'ai pris un engagement dès les premières lignes de mon programme : si nous gagnons, nous ferons du chemin vers l'indépendance et l'auto-détermination. Je suis élu et j'ai un mandat démocratique. Comme député, je suis obligé de respecter cet engagement.

Dans ce cas, un choc peut survenir entre la majorité parlementaire catalane et l'Etat espagnol ?

Si l'Etat espagnol ne change pas de tactique, s'il continue de répondre à un problème politique par le recours à la justice, alors oui, il y aura un choc. L'Etat espagnol n'est pas habitué à négocier, c'est traditionnel chez lui. Aucune colonie espagnole n'a été indépendante par la négociation, toujours par la force. Mardi encore, la procureure générale de l'Etat a menacé les institutions démocratiques catalanes. La présidente du parlement catalan, Carme Forcadell est maintenant menacée de destitution. Pourquoi ? parce qu'elle a autorisé un parlement à débattre sur un rapport parlementaire. Mais si un parlement ne peut pas débattre, à quoi sert-il ? Il y a un durcissement et je sais que cela ne va pas s'arrêter. Mais nous, nous sommes responsables devant nos électeurs. Et obligé de respecter notre mandat. Nous allons donc à un affrontement sérieux.

L'Etat espagnol prétend vouloir défendre la légalité...

Oui, ils se cachent toujours derrière la constitution. Mais cette constitution a été faite avec les fusils sur la table. Lorsque les Catalans l'ont accepté en 1978, ils avaient l'espoir qu'elle serait interprétée dans l'ouverture. Or, depuis trente ans, on assiste à une fermeture. 80 % du parlement catalan a accepté le Statut de 2006, ce Statut a été validé par référendum, même après avoir été réduit par Madrid, mais en 2010, le Tribunal Constitutionnel, formé de juges encartés au Parti populaire, a cassé ce statut en le dépouillant de l'essentiel. Pour la société catalane, un tel comportement est impossible.

Quelle est votre position face à l'Espagne ?

Je voudrais affirmer que nous ne sommes pas contre l'Espagne, nous sommes contre l'Etat espagnol. Pour nous, c'est impossible de nous confronter à l'Espagne. Mon grand-père est madrilène et les Catalans sont fortement liés à l'Espagne. Mais la vraie raison de la volonté d'indépendance, ce n'est pas le passé, c'est le futur. Nous ne sommes pas capables de voir notre avenir et celui de nos enfants dans un Etat tel que l'Etat espagnol. Certains en Espagne en sont aussi conscient et tentent de changer cet Etat, mais ils échouent. Nous, nous n'y croyons plus. Je suis le témoin direct qu'il est impossible de changer l'Espagne. Un jour, j'ai compris cela, j'ai compris que c'était fini, qu'il fallait passer à autre chose et qu'il fallait s'échapper. Ce jour-là, je suis devenu indépendantiste.

Pensez-vous qu'il est encore possible que la majorité parlementaire renonce à son projet d'indépendance, qu'elle fasse marche arrière ?

Non, c'est tout à fait impossible. Maintenant, nous devons trouver un chemin vers l'indépendance et répondre aux attaques de l'Etat espagnol. Je sais que ce sera très difficile. Je connais les ressorts de l'Etat espagnol qui n'a pas hésité à mener une « sale guerre » contre les Indépendantistes en tentant de monter des affaires de corruption. Ce sera difficile, mais nous irons jusqu'au bout parce que nous avons un mandat démocratique et nous croyons avoir une majorité sociale. Mais toute marche arrière est exclue, nous n'en avons pas le droit.

La majorité sera-t-elle assez solide ?

L'unité de notre majorité est difficile parce que la pluralité est notre richesse, c'est notre patrimoine. Bien sûr, cela est souvent délicat et provoque des problèmes, mais nous sommes tous là, réunis, dans notre diversité autour du même but. Cette transversalité est notre richesse.

Le référendum unilatéral d'indépendance est-il une arme qu'utiliseront les Indépendantistes ?

C'est un des moyens, mais ce n'est pas le seul. Il y a beaucoup de chemins possibles. Nous devons d'abord préparer les institutions du nouvel Etat et il y a trois lois en préparation sur ce sujet. Le référendum reste sur la table, il faut voir s'il est possible et faisable. Mais je veux ajouter que si l'Etat espagnol refuse le référendum aujourd'hui, c'est bien parce qu'il a peur de le perdre. C'est bien parce que nous avons une majorité sociale.

Ce combat pour l'indépendance de la Catalogne, le vivez-vous comme la continuité de votre combat, jadis, contre le franquisme ?

Quand on luttait contre le franquisme, on luttait pour des conditions démocratiques minimales. Comme le disait l'écrivain Manuel Vázquez Montalban, la lutte était plus simple. En 1975-1978, lors de la transition démocratique, on a espéré que naîtrait un projet pour un futur où toutes les nations de l'Espagne pourraient se développer ensemble et dans la liberté. On espérait un futur joyeux. Ce projet a complètement raté et l'espoir a disparu. Et nous avons mis 30 ans à nous en rendre compte. Nous aussi, Catalans, nous sommes responsables de cela. La crise actuelle est une crise de l'Espagne, pas seulement de la Catalogne, et c'est l'échec absolu de la transition démocratique. Et l'issue de cette crise sera difficile, pour nous Catalans, mais aussi pour les Espagnols.

Comment expliquer cet échec ?

L'administration espagnole est la même depuis des siècles, c'est celle des nobles et des latifundistes andalous devenus fonctionnaires, puis politiques et fonctionnaires. Tout cela est renforcé par le pantouflage. Cette oligarchie est un cancer qui mine l'Espagne depuis des centaines d'années. Dans les années 1970, on avait l'espoir de changer cette situation qui faisait de l'histoire de l'Espagne une suite de coups d'Etat et de guerres civiles. On n'y est pas parvenu parce que le parti socialiste avec Felipe González n'a pas assumé son rôle historique lorsqu'il est arrivé au pouvoir en 1981, celui de porter ce projet. Au contraire, on a eu la corruption, le terrorisme d'Etat, le népotisme, l'arrangement avec les élites franquistes. On n'a pas changé la police et la justice. On a maintenu le fonctionnement traditionnel de l'Etat. On a manqué le projet.

Mais pourquoi la Catalogne indépendante pourrait-elle éviter ces travers ?

C'est difficile à dire. Peut-être ne sera-ce pas le cas. Mais l'indépendance offre un espoir, une perspective. En ayant un nouveau pays, on peut faire mieux et construire une nouvelle république, ce que l'Etat espagnol n'est pas parvenu à faire.

Vous avez vécu votre exil en France, mais on juge souvent mal l'indépendantisme catalan dans l'Hexagone où il est perçu comme un égoïsme et un danger. Comment expliquez-vous cette vision ?

La France, comme Etat, a détruit l'identité des régions qui la composent. Mais elle l'a fait au nom des valeurs républicaines. Elle y a perdu beaucoup de richesses, mais elle y a gagné des valeurs progressistes. En Espagne, cette tentative de destruction s'est fait au nom des dictatures, des rois, de l'armée et des fascistes. Je comprends que la France nous perçoive négativement. Elle voit dans l'indépendance de la Catalogne une atteinte à ses valeurs fondamentales. Mais, comme je le disais à un ami français, si la République française se sent menacée parce que la langue corse sera enseignée dans les écoles en Corse, c'est que la République française est malade. Il faut que les Français comprennent que, en Espagne, annuler la diversité n'est pas possible. La France a commencé à détruire les diversités au treizième siècle, l'Espagne au dix-huitième. Elles sont plus vivantes. Je sais qu'il sera difficile de faire reconnaître la Catalogne indépendante par la France, mais je dois ajouter que, pourtant, nous serions un voisin très convenable pour elle.

La reconnaissance internationale et européenne sera difficile...

Oui, mais si les conditions démocratiques actuelles se maintiennent - et on peut douter de cela - je crois qu'elle sera possible parce qu'il y aura un mandat démocratique clair pour l'indépendance. Un fois le jeu des intérêts en route, nous serons plus forts. Personne n'aura intérêt à ce que la situation se dégrade. Je suis confiant sur ce point, mais il faut parvenir à ce moment et donc à l'indépendance.