Les trois certitudes et les trois inconnues du Brexit

Par Florence Autret, à Bruxelles  |   |  1297  mots
[ANALYSE] Les Européens ont répondu à l'improvisation britannique en posant un cadre procédural et un calendrier les plus clairs possibles, sans rien cacher des périls de la négociation ouverte le 29 mars. S'ils arrivent à sortir par le haut de la négociation, cela pourrait améliorer leurs relations avec d'autres pays tiers.

« Ce sera une négociation très dure, mais ce ne sera pas la guerre », a expliqué le Premier ministre maltais Joseph Muscat qui présentait le 31 mars depuis La Valette les neuf pages de « lignes directrices » aux côtés du président du Conseil Donald Tusk. Le ton est donné. « Brexit veut dire Brexit. Et le Brexit aura des conséquences. Les choses changeront. Il y aura des perturbations. Il y aura des barrières... Notre tâche vise à les réduire au maximum... Cette négociation a pour objet de limiter les dégâts », déclarait pendant ce temps à Bruxelles un haut fonctionnaire. Voici les trois certitudes et les trois inconnues de la négociation, la plus périlleuse qu'ait jamais eu à mener l'Union européenne.

Trois certitudes

. Le couperet tombera en 2019

A partir du 29 mars, il n'y aura plus de députés européens britanniques siégeant au Parlement, plus de ministre de sa Majesté dans les réunions du Conseil, plus de juge britannique à la Cour de Luxembourg. L'Union continuera à travailler dans une langue, l'anglais, qui n'est celle que de 1% de ses habitants. Les relations entre l'Union européenne et du Royaume-Uni seront celles de deux « tiers », elles se joueront sur le registre de la diplomatie, comme avec les Etats-Unis, la Russie ou le Japon.

. Chacun des Vingt-Sept disposera de facto d'un droit de veto

Juridiquement, seules les « lignes directrices » qui viennent d'être proposées doivent être adoptées à l'unanimité. L'accord de sortie, comme le futur partenariat, s'il en est un, ne requièrent qu'une majorité qualifiée des Vingt-Sept. Mais la nécessité de faire ratifier ces futurs accords par chaque parlement national leur donne de facto un droit de veto tout au long des discussions puisque les ministres des affaires étrangères devront valider régulièrement les progrès réalisés par l'équipe de Michel Barnier.
D'autres sujets "classiques" pourraient ainsi s'inviter dans les discussions, qu'il s'agisse d'accords commerciaux en cours de discussion, comme avec la Chine ou le Japon, de réforme de la zone euro, de politique industrielle ou encore du prochain "cadre budgétaire" pour la période 2021-2028 dont la négociation commencera l'année prochaine.

L'Espagne s'est en outre déjà vu accorder un droit de veto. « Aucun accord entre l'UE et le Royaume-Uni ne pourra s'appliquer au territoire de Gibraltar sans un accord entre le Royaume d'Espagne et le Royaume-Uni », peut-on lire dans le projet de lignes directrices qui doit être approuvé le 29 avril par les chefs d'Etat.

. Une négociation parallèle sur la sécurité et la défense

« Il n'est dans l'intérêt de personne d'utiliser la coopération en matière de sécurité comme un argument de négociation », a expliqué le président du Conseil Donald Tusk en réponse à la Première ministre britannique qui n'avait pas manqué de rappeler aux Européens qu'ils étaient en partie dépendant de son pays pour assurer leur défense et lutter contre le terrorisme. Si un haut fonctionnaire a jugé irresponsable de vouloir « troquer » de la sécurité contre un accès au marché, le Royaume-Uni n'en retrouvera pas moins en 2019 la capacité de réapprécier le prix de sa précieuse coopération.

Trois inconnues

. La date de début des discussions sur le futur partenariat

Pas une feuille de papier à cigarette ne sépare le négociateur Michel Barnier du président du Conseil Donald Tusk sur le fait qu'il faudra, avant d'engager toute discussion sur un partenariat futur, s'entendre sur les « principes » régissant trois sujets clés : les droits futurs des Britanniques vivant ou ayant vécu sur le Continent et des citoyens européens vivant ou ayant vécu au Royaume-Uni, la gestion de la frontière entre la République d'Irlande et l'Ulster, les engagements financiers restant du Royaume-Uni vis-à-vis de l'Union après mars 2019.

Mais à quel degré de détail ? La question n'est évidemment pas tranchée. Et elle ne pourra l'être que les gouvernements des Vingt-Sept. « Le verrou est qu'il y ait des progrès suffisants, la clé est dans les mains du Conseil », a insisté un haut fonctionnaire. Michel Barnier aimerait que la porte s'ouvre dès l'automne. Mais de nombreux observateurs estiment irréaliste un tel délai, du fait notamment de la pression que pourraient exercer certaines capitales pour garantir les droits de leurs ressortissants.

. Une période de transition de 2, 5, 10 ans ?

A fortiori si l'on tarde à commencer à parler de l' « après-2019 », il faudra de nombreuses années avant que les relations entre le Continent et les îles britanniques s'inscrivent dans un cadre stable. Ce cadre prendra vraisemblablement la forme d'un « accord mixte » que devront approuver plusieurs dizaines de parlements en Europe, à l'image de celui avec le Canada. « L'expérience montre que la ratification prend au moins deux ans », note une source officielle. Une fois les conditions du divorce arrêtées, deux négociations parallèles s'engageront sur la transition, d'une part, et le partenariat futur, de l'autre, avec l'ambition de conclure la première pour le 29 mars 2019. La seconde se prolongera certainement bien après. L'accord CETA avec le Canada, signé en 2016 et encore loin d'être ratifié, a commencé à être négocié en... 2004.

. Le futur cadre de résolution des conflits

C'est probablement l'un des sujets les plus épineux. L'autorité suprême de la Cour de Luxembourg reste le véritable ciment entre les membres de l'Union européenne. C'est là que se résolvent de façon définitive et incontestable les disputes les plus ardues entre les institutions européennes, les entreprises, les citoyens ou même les gouvernements nationaux de l'Union. En votant pour sortir de l'Union, les Britanniques ont voulu avant tout se soustraire à cet arbitre suprême.

Dès lors, devant qui les citoyens pourront-ils faire valoir leurs droits à la retraite accumulés pendant leurs « années britanniques » pour les Européens ou européennes pour les Britanniques ? Qui aura le dernier mot sur l'équivalence - si elle est reconnue - entre la réglementation financière de la City et celle prévalant à Francfort ou Paris ? Bruxelles pourra-t-elle contester des tarifs douaniers excessifs et Londres des subventions européennes fatales à ses propres entreprises ?

Pour éviter le chaos au lendemain du 29 mars 2019, une fois que les jugements de la Cour de Luxembourg ne feront plus autorité sur le territoire britannique, il faudra répondre rapidement à ces questions cruciales. Or, si l'on met de côté les pays tiers qui, comme la Norvège, ont fait le choix de reconnaître l'autorité de Luxembourg en adhérant à l'Espace économique européen de libre échange, la résolution des conflits reste une épine dans le pied de toute relation avec des pays tiers.

Avec la Suisse, Bruxelles a créé le pis-aller des « comités mixtes » sensés arbitrer les conflits, mais sans recours unique, chacun n'ayant ensuite d'autre recours que devant son propre ordre juridictionnel. Pour les aides d'Etat ou les tarifs douaniers, l'Organisation mondiale du commerce serait la solution naturelle, mais les procédures y durent plusieurs années comme le montrent les contentieux avec les Etats-Unis. Les tribunaux arbitraux, eux, sont très impopulaires comme l'a montré l'opposition au CETA. Ils peuvent mettre en péril la ratification d'un accord et surtout ne couvrent que les investissements.

Bref ! Faire du Brexit un succès exigera de résoudre des problèmes irrésolus depuis des décennies. Mais si les solutions étaient satisfaisantes, elles pourraient être mises à profit dans les relations avec d'autres partenaires que ce soit la Suisse, les Etats-Unis, la Turquie ou la Russie. Le coup de canon britannique aurait alors rendu un grand service à l'Union.