Zone euro : la BCE osera-t-elle monter dans l'hélicoptère ?

Par Romaric Godin  |   |  2601  mots
La BCE lâchera-t-elle de l'argent dans l'économie ?
Mario Draghi a affirmé lundi qu'il "utilisera tous les moyens à sa disposition pour redresser l'inflation. Mais osera-t-il contourner les banques pour proposer un assouplissement quantitatif directement ciblé sur l'économie ?

Après le « raté » de la réunion du 3 décembre dernier, où la BCE avait déçu par des mesures a minima les marchés, Mario Draghi a voulu montrer une détermination ferme lundi 14 décembre. A Bologne, le président de la BCE a voulu être très clair : il veut atteindre son objectif de stabilité des prix (un taux d'inflation à moyen terme proche mais inférieur à 2 % par an) et est prêt à aller très loin pour cela. « Dans le cadre de notre mandat, il n'existe pas de restrictions quant au choix des instruments que nous utiliserons et à la manière dont nous les utiliserons », a-t-il affirmé avant d'ajouter : « nous pouvons toujours ramener l'inflation à notre objectif. Nous devons le faire et nous le ferons. »

Comme en 2012 ?

Ce « we will do it » pourrait rappeler le fameux « whatever it takes » (« quoi qu'il en coûte ») de juillet 2012, lorsque Mario Draghi avait promis aux marchés d'utiliser tous les outils possibles pour sauver l'euro et sortir l'union monétaire de la crise de la dette souveraine. En septembre 2012, la BCE lançait l'OMT, un mécanisme de rachat illimité de titres souverains conditionnés à des « politiques d'ajustement » qui avait immédiatement apaisé les craintes des marchés et réduit les tensions sur les taux.

Les limites du QE

Mario Draghi prépare-t-il un « coup » similaire aujourd'hui pour redresser les anticipations d'inflation ? C'est difficile à affirmer. Pour l'instant, la seule certitude est que la politique d'assouplissement quantitatif (QE) menée jusqu'ici associée à l'établissement de taux négatifs semble avoir atteint ses limites. Si ces mesures ont clairement empêché la zone euro de tomber dans un cercle déflationniste qui menaçait voici encore un an la région, elles semblent incapables de redonner de la dynamique à la croissance. Cette dernière demeure désespérément faible, évoluant entre 0,3 % et 0,4 % par trimestre depuis des mois et étant durablement « collée » sous les 2 %.

Une croissance qui, en réalité, ne dépend principalement que des transferts de pouvoir d'achat pour les ménages de la baisse du prix de l'énergie et qui n'a donc aucune dynamique à long terme. Rien d'étonnant à ce que l'inflation, y compris sous-jacente, reste basse. La BCE est dans un piège : si  l'inflation repart en raison de la fin de l'énergie bon marché, les gains de pouvoir d'achat mentionnés disparaîtront et la croissance aussi. Comme il n'y a pas de dynamique de l'inflation sous-jacente, les salaires ne pourront en effet repartir et, faute de croissance, les investissements non plus. Il y a donc urgence pour la BCE à faire repartir l'inflation.

Le problème du QE : quantité ou méthode

La question que se pose la BCE est donc la suivante : le problème est-il une question de quantité ou de méthode ? Autrement dit, doit-on encore élargir les montants de rachats de la BCE sur les marchés ou faut-il agir autrement ? La réponse à cette question pourrait bien être la seconde proposition. Le problème du QE est bien la très grande faiblesse de la demande en zone euro. Faute de demande, l'amélioration des conditions et des offres de crédit ne conduit pas les agents économiques à s'endetter pour investir. Même si le crédit est bon marché (et s'il l'est, il convient de le relativiser en termes réels puisque l'inflation est très faible), à quoi bon s'endetter pour investir dans une économie sans ressort et sans perspective ?

Pourquoi l'on n'investit pas en zone euro ?

Le bulletin de la BCE de décembre 2015 met le doigt sur le problème en se penchant sur les raisons de la faiblesse de l'investissement pour les grandes sociétés en zone euro. Première constatation : l'accès au crédit n'est plus une entrave à l'investissement, c'est la dernière raison invoquée (14ème), par seulement 3 % des entreprises interrogées). Les trois premières raisons invoquées pour ne pas investir sont la « faiblesse de la demande » et « les faibles perspectives » (35 % des entreprises interrogées à chaque fois), ainsi que « la surcapacité » (28 %). Ces trois raisons, liées à une faiblesse de la demande, sont largement devant les raisons « structurelles » souvent répétés ad nauseam par les responsables politiques et patronaux comme le coût du travail (cité en 7ème position), les charges administratives (8ème) ou le droit du travail (10ème). Bref, bien plus que des « réformes structurelles », la zone euro a besoin d'un choc de demande.

Au cœur du débat... mais pas en zone euro

Une fois ce constat réalisé, que faire ? La BCE pourrait-elle réfléchir à une forme « d'helicopter money », cet « argent distribué par hélicoptère » -comme si des billets étaient lancés depuis un hélicoptère-  que Milton Friedman, le père du monétarisme, avait théorisé en 1948 ? Le principe général (et simplifié) de cette méthode est de distribuer de l'argent frais non plus aux banques, mais directement aux agents économiques, afin de jouer directement, et sans intermédiaire. L'effet sera alors immédiat sur l'inflation. L'effet sur la demande pourrait aussi redonner aux entreprises le goût de l'investissement. L'idée était observée avec beaucoup de défiance lorsqu'elle est revenue dans les débats outre-Atlantique en 2012. Mais depuis, elle a fait son chemin et est parfois cité comme un ultima ratio par les économistes observateurs de la BCE. Or, l'on est fort proche désormais de la nécessité d'observer les « derniers recours. »

Cette « helicopter money » est revenu dans le débat en mai dernier... au Royaume-Uni lorsque trois économistes néo-keynésiens britanniques, Mark Blythe, Eric Lonergan et Simon Wren-Lewis ont signé une tribune dans le Guardian demandant un « QE pour le peuple » (QE for people ou QEP) qui est devenu la nouvelle dénomination commune de cette méthode (« l'hélicoptère » était trop « monétariste »). L'idée du « QEP » a été reprise cet été par le nouveau chef du Labour, Jeremy Corbyn, lors de la campagne pour la direction du parti travailliste britannique, sous une forme différente, il est vrai. Mais, en zone euro, où la pensée économique orthodoxe demeure dominante, le débat peine à s'installer, malgré un appel récent lancé par 65 économistes. Très récemment encore, l'économiste en chef de Natixis, Patrick Artus avait ce mot terrible dans une note datée du 11 décembre : « ce qui marcherait dans la zone euro est impossible, c'est « l'helicopter money. » » Patrick Artus estime « qu'il est clair évidemment que la BCE n'utilisera jamais » cette méthode. Fermez le ban ? Peut-être, mais il faut d'abord y regarder de plus près.

Ce que disent les traités

Les traités européens n'interdisent pas explicitement l'usage de l'hélicoptère. Les traités spécifient trois orientations : la BCE ne doit se soucier que de la « stabilité monétaire », interdiction lui est faite de financer directement les Etats et elle doit demeurer indépendante. La politique monétaire très accommodante menée par l'institution de Francfort depuis 2012 a été jugée conforme à ces trois obligations. Rappelons que la BCE rachète actuellement massivement des titres d'État sans que la Cour de justice de l'UE n'y ait vu de financement monétaire des États membres, ni une attaque à son indépendance. Pourquoi alors le « QEP  serait-il alors contraire aux obligations de la BCE ?

Le spectre de Weimar

La réponse communément apportée est que ces outils sont fortement inflationnistes et que, partant, ils ne sont pas autorisés par les traités. A l'appui de cette réponse, on affiche souvent les exemples habituels de l'Allemagne de 1923 ou du Zimbabwe de la fin des années 2000. Mais ces exemples sont peu convaincants. Dans les cas d'hyperinflation, on a souvent un financement direct des États par l'argent de la banque centrale. Dans ce cas, les États ne réduisent pas leurs déficits et deviennent « dépendants » de cette monnaie de banque centrale.

Éviter la relance budgétaire

Mais la situation est ici différente. D'abord, cette dépendance à l'argent de la banque centrale existe déjà, mais sur les marchés financiers. C'est une dépendance aussi peu saine que celle de l'État, sauf qu'elle créé des bulles financière et non de l'inflation. Elle est donc encore moins « utile » à l'économie. Ensuite, la monnaie hélicoptère ne vise pas à financer des déficits publics. Bien au contraire : elle est transmise directement dans l'économie et contribue à augmenter les recettes fiscales et l'activité en finançant des projets que les États ne peuvent financer en raison de leur endettement déjà fort. Il s'agit précisément d'empêcher une relance « classique » par l'argent public.

Hyperinflation ? Quelle hyperinflation ?

Quant à redouter aujourd'hui en période d'inflation faible voire  négative l'hyperinflation, c'est assez étrange et cela revient à mettre en garde une personne affamée contre les risques d'indigestion. La zone euro a besoin d'inflation. L'histoire récente montre que l'inflation moderne est un phénomène plus complexe qu'auparavant compte tenu d'une forte tendance déflationniste créée par la mondialisation et l'innovation technologique. Du reste, la BCE dispose d'outils pour contrer toute menace de ce type, notamment en restreignant le crédit bancaire, en procédant à des rachats de liquidité ou en relevant ses taux. Bref, le contournement des banques peut, si besoin, s'accompagner d'un usage restrictif des banques.

Une atteinte à l'indépendance de la BCE ?

Une dernière critique a été proposée outre-Manche : celui de l'indépendance. Le conseiller économique de Jeremy Corbyn, Richard Murphy avait proposé d'accompagner le « QEP » d'une moindre indépendance de la Banque d'Angleterre. Mais Simon Wren-Lewis avait jugé ce mouvement inutile et même nocif. Dans la zone euro, la BCE dispose des garanties d'indépendance vis-à-vis du politique les plus élevés au monde. Le fait qu'elle n'ait pas un, mais 18 gouvernements face à elle, n'est pas la moindre des garanties. Certes, la BCE ne l'utilise pas toujours et soutient parfois des projets politiques, comme lors de la récente crise grecque, mais c'est toujours un mouvement volontaire, quoi qu'elle en dise. La vraie question de l'indépendance pour la BCE est celle vis-à-vis des marchés et des banques et le « QEP » lui offre précisément cette indépendance sans remettre en cause son indépendance politique.

Les modalités : quelques exemples

Reste enfin à savoir ce qu'on entend par ce « QE pour le peuple. » Les modalités sont multiples. La première, la plus spontanée, est que la BCE crédite le compte bancaire des résidents de la zone euro d'une somme déterminée. Comme la BCE a pris des mesures de découragement de l'épargne (taux négatifs et QE classique), les ménages seraient donc tentés de consommer ou d'utiliser cette somme pour investir en profitant des taux bas. Il y aurait un choc de demande immédiat, principalement sur la consommation, ce qui, le cas échéant permettrait de compenser les effets d'une remontée du prix de l'énergie sur le pouvoir d'achat.

Cette méthode n'a cependant pas que des avantages : en insistant sur la consommation, elle favoriserait les importations et l'effet sur l'investissement pourrait être moins direct que voulu. Pourtant, une telle reprise pourrait redonner une visibilité et une confiance à beaucoup d'agents économiques qui craignent encore pour l'avenir. Cet « effet richesse » pourrait être capté par de nouvelles initiatives entrepreneuriales et un cercle vertueux pourrait se mettre en place. De façon générale, la « reflation » de l'économie aura des effets positifs sur la capacité des entreprises à fixer leurs prix et donc à disposer d'une meilleure visibilité dans leurs profits.

Cibler les entreprises ou les États

La BCE peut disposer d'autres moyens d'action : elle peut lancer l'hélicoptère uniquement sur les entreprises d'une taille déterminée ou avec des conditions prédéfinies pour « cibler » le stimulus sur les points faibles de l'économie. Cet argent pourrait alors permettre notamment de rembourser les fournisseurs, ce qui souvent pose un problème de visibilité pour les entreprises. Surtout, on permettrait là de financer directement des projets d'investissement. On peut, aussi, du reste, imaginer une action « ciblée » par pays ou par région de l'usage de l'hélicoptère. La stabilité monétaire de l'ensemble de la zone euro se joue souvent au niveau national ou local : à quoi bon soutenir autant un pays où la demande se renforce comme en Allemagne qu'un pays qui a besoin d'une vraie reconstruction industrielle et économique comme la Grèce ou le Portugal ?

Utiliser la BEI

Reste enfin une dernière méthode (parmi d'autres) : l'usage de la Banque européenne d'investissement (BEI). Richard Murphy avait proposé outre-Manche la création d'une « banque nationale d'investissement » qui serait financée par l'argent de la banque centrale. Un tel établissement existe déjà en zone euro et, chose à peine croyable, la BCE rachète déjà à faible dose des titres de la BEI. Autrement dit, le « QEP » existe déjà en zone euro ! Il suffirait alors que ces rachats augmentent considérablement et s'associe à une stratégie claire d'investissement de la BEI dans les infrastructures, la capacité industrielle de certains pays et l'énergie verte, par exemple, pour mettre en place rapidement une relance de l'investissement en zone euro.

L'avantage de cette méthode serait qu'à la différence du fantomatique « plan Juncker », on pourrait injecter directement de l'argent frais dans l'économie avec un pilotage unique de la BEI. Par ailleurs, une telle méthode permettrait de ne pas en passer par des relances budgétaires qui sont délicates à mettre en œuvre compte tenu du niveau d'endettement des Etats de la zone euro. Ce serait une façon de respecter les traités : pas de dépassement budgétaire et pas de financement direct des États. Mais un vrai projet européen de relance en complément du « QE » traditionnel.

Les raison de l'impossibilité du QEP en zone euro

Le problème, c'est que la BEI et les autorités européennes ne sont pas prêtes à accepter cette méthode. L'actuel président de la BEI, l'ancien secrétaire d'Etat de Wolfgang Schäuble et membre de la FDP libérale, Werner Hoyer, s'est donné comme objectif de conserver la notation « triple A » de son institution et mène une politique « prudente » bien peu compatible avec le « QEP. » Ce blocage politique est en réalité le principal vecteur de « l'impossibilité » dont parle Patrick Artus. L'opposition à cette méthode pourrait venir de l'obsession des milieux économiques allemands pour l'inflation. Aussitôt le « QEP » évoqué,  le spectre de Weimar renaîtra. Cette fois, la crainte de la BCE pourrait être qu'un tel pas constitue un « casus belli » provoquant la sortie de l'Allemagne de la zone euro.

Certes, Mario Draghi a su, plusieurs fois, contourner la difficulté, notamment en s'appuyant sur les pressions de marchés. Mais cette fois, marchés et banques sont naturellement hostile à un QE qui les contourne. Reste un dernier écueil et pas des moindres : malgré le QE, la BCE reste empreinte de la pensée ricardiste. Dans son discours de Bologne, Mario Draghi a insisté sur les « réformes » et le désendettement comme moteur de la croissance en zone euro. Idéologiquement, Francfort ne semble pas encore prête à sauter dans l'hélicoptère, même si la survie économique de la zone euro en dépend. On devrait donc en rester aux méthodes qui ne fonctionnent pas.