Armement : les sept "bug" de l'exportation française

Par Michel Cabirol  |   |  1965  mots
Le Rafale pour le moment jamais exporté reste le fer de lance de la politique d'exportation de la France
Bien que les exportations d'armes françaises soient en hausse ces deux dernières années, le système français montre toutefois des limites, dont certaines sont facilement "gérables".

L'exportation de systèmes d'armes est un atout majeur pour la France, notamment pour sa diplomatie et les relations bilatérales qui en découlent. Un contrat majeur tel que Prosub (sous-marins) signé au Brésil en 2009 va verrouiller un grand pays émergent pendant 30 ans dans ce qu'il a de plus stratégique et intime : sa défense. Ce sera le cas aussi si la France signe enfin le contrat Rafale en Inde, un autre grand pays émergent.

En 2014, les exportations françaises sont également importantes pour l'emploi et le maintien des compétences dans une filière dite de souveraineté nationale et également pour l'exécution de l'actuelle loi de programmation militaire. Le ministère de la Défense a d'ailleurs programmé une première vente du Rafale à l'export pour réduire les livraisons de l'avion de combat à l'armée de l'air et donc tenir l'enveloppe financière de la LPM. En attendant la vente du Rafale à l'Égypte ou au Qatar, les exportations devraient s'élever autour de 8 milliards d'euros, dont 4 milliards générés par l'Arabie Saoudite. Soit un un très bon millésime sur les dix dernières années (8,2 milliards en 2009).

Des points forts...

La France a les moyens de signer des contrats majeurs à l'image du Brésil. Car elle a un système d'exportation relativement efficace, très bien soutenu par l'actuel ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Oui, la France a des armements (des avions, des blindés, des navires de guerre, des missiles) qui intéressent les armées du monde entier. Oui, les industriels sont en règle général plutôt bien organisés pour gagner des contrats export (même si certains ont encore des marges de progrès). Oui, l'administration a fait beaucoup de progrès pour valider rapidement les demandes d'export des industriels. Oui les ambassadeurs aujourd'hui mouillent beaucoup plus leur chemise pour défendre les chances des industriels tricolores à l'exportation.

Enfin, Paris dispose d'un industriel clé dans la majorité des contrats d'armements internationaux que la France négocie, le missilier MBDA. Il est partie prenante dans toutes les campagnes majeures et fait souvent la différence grâce à ses produits performants développés pour les besoins de ses armées en partenariat avec la direction générale de l'armement (DGA). Si la Pologne hésite encore dans les sous-marins c'est parce que la France vend le missile balistique Scalp naval (frappe dans la profondeur). Si le Rafale a sa chance en Inde, c'est grâce au missile air-air Meteor et au Scalp aéroporté. Si la France a récemment exporté à Singapour, c'est grâce au système de défense aérien de MBDA l'Aster 30, etc, etc...En outre c'est un bel exemple d'une intégration européenne réussie avec préservation des intérêts clés français. Paris doit continuer à soutenir l'effort de recherche de MBDA en France, les résultats commerciaux du missilier en 2014 ayant été essentiellement réalisés grâce aux produits britanniques.

...mais sept "bug"

Un tableau idyllique peut-être. Il y a malheureusement un mais. Au-delà des points forts, il y a aussi certaines carences de ce système et de temps en temps une certaine cacophonie entre les différents intervenants dans des appels d'offre. Le cas le plus célèbre étant celui du Maroc où la DGA et l'industriel ont proposé deux prix différents pour vendre le Rafale. Le soutien du réseau diplomatique est très important pour les industriels et les succès à l'export. Les ambassades ont un rôle clé. Notamment pour les PME - sujet cher à Jean-Yves Le Drian - dans la remontée des informations. Des PME qui n'ont pas le réseau commercial des grands groupes. Les ambassades sont donc leurs yeux et leurs oreilles.

Mais chacun doit rester dans son rôle : politiques, diplomates et industriels. Ce n'est ni aux politiques ni aux diplomates de se transformer en négociateurs d'un contrat sur le plan technique et financier. On a même vu un secrétaire général de l'Elysée se transformer en VRP le week-end. Avec un succès plus que mitigé... Jean-Yves Le Drian l'a en revanche bien compris, en plaçant son action au niveau politique et géostratégique.

Le partage des informations est crucial

Pour gagner un contrat, il faut une équipe unie dont chacun des acteurs doit jouer sa partition, et uniquement sa partition. Car ce qui est vital, c'est le partage des informations. Dans certain cas, ce n'est malheureusement pas toujours le cas, comme l'expliquent encore aujourd'hui certains industriels. Ce qui est également vital, c'est la coordination entre les différentes missions étatiques et industrielles, voire des administrations qui peuvent jouer une partition en solo comme on l'a vu au Maroc.

Il faut absolument parler le même langage au client. Sinon, il va prendre un malin plaisir à jouer les uns contre les autres pour son seul profit. Et puis la France oublie souvent un acteur clé pour conclure des contrats, les banques. Il faut davantage les intégrer dans le processus des négociations. Car elles ont souvent une très bonne expertise pays, une connaissance fine des marchés, des interlocuteurs variés dans les pays clés qui apportent un éclairage essentiel à la compréhension des clients de la France.

Rivalités entre industriels

La France doit régler les rivalités et la concurrence féroce que peuvent se livrer les industriels français entre eux dans un appel d'offre. Souvent une attitude contre-productive. Trois exemples : passé, actuel et à venir. Premier cas, une guerre en coulisse brutale et incroyable que se sont livrés à partir de 2011 MBDA et Thales en Arabie Saoudite pour livrer un système de défense aérien. Résultat, aucun des deux groupes n'a vendu son système à ce jour à Ryad. La France a-t-elle perdu un contrat d'au moins de 2,5 milliards d'euros ? Personne n'est aujourd'hui capable de le dire.

Dans le domaine naval les chantiers DCNS et OCEA sont actuellement en guerre frontale pour livrer des patrouilleurs à l'Arabie Saoudite, qui a choisi la France comme pays vendeur et DCNS plus précisément. Ce n'est pas acceptable. Enfin dernier exemple, Thales Alenia Space, qui vient de développer de nouveaux produits à l'export, et Airbus Space Systems vont se livrer une guerre à outrance dans les satellites d'observation dans un avenir très, très proche.

Il faut absolument que l'État décide qui doit faire quoi, quel industriel a le plus de chance dans tel ou tel pays. Car au final c'est à l'État d'arbitrer. La commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) est faite pour arbitrer. Car l'intérêt de la France est bien de faire exporter. Mais l'État manque d'une boussole impartiale et objective. Peut-être faut-il évaluer dans chacune des offres la part France la plus importante dans le produit ou le contrat afin de privilégier les emplois, ou encore en souhaitant conserver un domaine d'expertise chez un industriel... Les autorités françaises doivent fonder leur décision sur des critères nationaux. L'Allemagne le fait. La France doit le faire. Et puis l'État français a une arme de dissuasion. C'est lui qui passe les commandes nationales.

Faiblesse de l'intelligence économique

L'une des carences les plus graves du système français, c'est la faiblesse de l'intelligence économique française. A l'exception du Quai d'Orsay, les industriels et le ministère de la Défense n'ont pas ou plus une véritable expertise des pays. Et pourtant c'est très souvent décisif dans un appel d'offre internationale : qui décide ? Qui fait quoi ? Connaît-on les circuits de décision en Inde, en Birmanie - un pays qui va très certainement s'ouvrir - ou au Qatar ? Sait-on vraiment qui décide en Inde aujourd'hui ? Où en est-on exactement dans le processus de décision du Rafale ? La France connaît-elle l'opposition birmane, qui sera peut-être un jour au pouvoir, et connait-on ses circuits de décision ? Sait-on qui décide au Qatar à l'exception de l'émir. Ce qui est éminemment plus complexe... Connaît-on la pensée émirienne en matière d'achat d'armes ? Le Japon sera-t-il un concurrent ou un partenaire ? etc, etc.... Ce sont des dossiers que la France doit absolument maîtriser.

Sans cette expertise pays qu'il faut bien évidemment sans cesse renouveler, les industriels avancent au mieux à tâtons, au pire en aveugle. Du coup, ils se tournent vers des consultants internationaux, qui travaillent pour la terre entière. Ce qui n'est pas forcément le mieux pour acquérir une expertise pays indépendante et non biaisée. Des industriels comme DCNS et MBDA ont l'intelligence de laisser sur le long terme des directeurs de zone capables d'identifier des inflexions dans la politique d'acquisition d'armement d'un pays. Ce qui compense les carences en matière d'expertise de l'État. Mais le Quai d'Orsay doit aujourd'hui partager son expertise pays et la mettre au service de la diplomatie économique préconisée par Laurent Fabius.

L'absence de coopération entre les services et les industriels

Autre manque crucial pour l'exportation française. Les industriels se plaignent régulièrement que les informations récupérées par la DRM (direction du renseignement militaire) de la DGSE ne leur parviennent rarement ou jamais. La France doit être d'ailleurs plus offensive. Elle ne doit pas hésiter à espionner ses concurrents. Nos "amis" le font sans vergogne. Notamment les États-Unis. De façon plus générale, le partage de l'information entre l'État et les industriels est primordiale pour comprendre et évaluer l'offre des concurrents et la contrer si nécessaire. Sans ces informations, les industriels français sont affaiblis. Il faut donc un climat de confiance entre l'État et les industriels pour que circule ces informations.

C'est aussi le cas du partage des informations entre les armées, notamment l'armée de terre, et les industriels au moment du retour d'expérience opérationnel. Il n'est pas rare que l'armée de terre puisse évaluer techniquement un missile ou une roquette d'un concurrent étranger pris sur un théâtre d'opération. Là aussi l'information doit circuler entre les industriels et les armées.

Ne pas négliger le facteur humain

Enfin, il est important de ne pas négliger le facteur humain, trop souvent occulté par les élites françaises sures d'elle, voire arrogantes. Il est pourtant très important. Même si cela ne fait pas gagner un contrat, le relationnel entre un acheteur et un vendeur peut être un facteur déterminant dans la conclusion d'une affaire.

Un exemple, s'il n'y avait pas eu ce "fit", cette complicité entre Jean-Yves le Drian et le prince héritier d'Abu Dhabi, Sheikh Mohammed bin Zayed, la France n'aurait jamais vendu deux satellites d'observation très sophistiqués aux Émirats Arabes Unis. Sans une relation privilégiée entre les deux hommes, les satellites seraient certainement en fabrication actuellement chez Lockheed Martin.

L'OTAN, un boulet pour l'export d'armements français?

Quelle est aujourd'hui la plus-value ou l'avantage diplomatique de l'entrée de la France dans l'OTAN en matière d'achats d'armement ? Le Qatar, les Émirats arabes unis ou d'autres pays ont-ils une plus-value en achetant à la France qui pouvait jouer avant son entrée dans l'OTAN une musique différente... Car la seule valeur ajoutée française qui demeure après l'intégration de la France dans l'OTAN est le transfert de technologie plus souple et des armements différenciés (Scalp, Meteor). Mais il peut être jugé sensible par les Américains...