Les enjeux économiques de la nouvelle polémique sur les SUV

Par Nabil Bourassi  |   |  1266  mots
(Crédits : CHINA STRINGER NETWORK)
Tandis que plusieurs pays européens travaillent sur une nouvelle réglementation pénalisant le poids des voitures, le SUV et le 4X4 urbain sont dans la ligne de mire des associations environnementales. Ce segment est pourtant un gisement de profits conséquents pour les constructeurs automobiles, y compris français...

Le SUV est-il la nouvelle ligne de clivage de l'industrie automobile ? Depuis quelques mois, ces 4X4 urbains, souvent affublés du surnom péjoratif de "faux 4X4", cristallisent toutes les critiques: trop gros, trop lourds, trop polluants, trop dangereux...

Et le débat n'est pas tenu par une poignée "d'anti-bagnoles". Les autorités publiques prennent le sujet très au sérieux puisque plusieurs dispositions législatives sont en cours d'élaboration un peu partout en Europe. A la municipalité de Bruxelles, il est en effet question de dissuader l'accès à l'agglomération aux SUV à travers une taxe d'acquisition. En Allemagne, l'émotion a gagné l'opinion publique après la collision entre un SUV et des piétons entraînant la mort de ces derniers. Selon les associations, le fait que l'accident ait été le fait d'un de ces 4X4 n'aurait laissé aucune chance aux victimes. Plus proches de nous, en France, c'est une taxe sur le poids des voitures qui pourrait directement viser les SUV.

Un marché en croissance

Cette mauvaise presse désarçonne les constructeurs automobiles. Et pour cause, ils avaient du SUV leur principal moteur de croissance ces dix dernières années. Et depuis la fin des années 2000, ce segment de marché a régulièrement "surperformé", avec une croissance à deux chiffres.

L'arrivée du B-SUV avec le Nissan Juke en 2011, rejoint plus tard par les Renault Captur et Peugeot 2008, avait donné un élan supplémentaire à cette dynamique commerciale. Le SUV a même servi de planche de salut pour certaines marques, comme Seat qui ne cesse d'afficher des ventes en hausse depuis le lancement de son Ateca en 2016, suivi deux ans plus tard par l'Arona. Même les marques françaises ont renoué avec la croissance et les profits grâce à l'intégration de gammes SUV. C'est le cas de Renault avec son Kadjar, et de Citroën avec son C5 Aircross, mais aussi de PSA avec son Peugeot 3008, dont le succès phénoménal constitue la vache à lait du groupe.

Chez les marques dite Premium, les SUV sont devenus les nouveaux porte-drapeau de leur positionnement de marque statutaire, en lieu et place des grandes berlines. Les constructeurs ont même inventé le SUV coupé, qui n'est jamais que le même modèle avec un toit fuyant mais autrement plus cher... Sur certains marchés, comme les Etats-Unis et la Chine, le SUV est devenu un "must have", même s'il n'est plus une condition suffisante pour réussir sur ces marchés.

Bref, en vingt ans, le SUV a été élevé au rang de totem de l'automobile, supplantant les grandes berlines dans le rôle de voiture statutaire et de pourvoyeur de profits.

Autrement dit, la polémique sur les SUV tombe très mal pour les constructeurs automobiles au moment où les trois premiers marchés automobiles mondiaux ont ouvert un cycle baissier dont l'ampleur reste incertaine.

Les considérations environnementales ne freineraient pas les clients

Pour José Baghdad, associé responsable du secteur automobile chez PwC, le SUV ne semble pas encore impacté par l'essoufflement du marché:

"La demande de SUV reste soutenue, jusqu'à 40% des ventes sur certains marchés, et les clients ne sont pas freinés par des considérations environnementales."

Mais l'expert relativise l'enjeu financier du SUV :

"Le segment du SUV est très rentable, mais, dans un contexte de concurrence accrue, il l'est moins qu'il y a cinq ans. Certaines marques ont perdu jusqu'à 5 points de marge opérationnelle sur leur SUV."

Il est vrai que sur le SUV du segment B, on est passé de trois modèles en 2012 à une vingtaine aujourd'hui.

L'exemple du diesel

Le débat sur le SUV rappelle celui sur le diesel lorsqu'en 2011 l'Organisation mondiale de la santé avait classé ce carburant comme cancérogène. L'opinion publique s'est ensuite emparée progressivement du sujet, les politiques ont suivi en prenant des mesures qui ont fait plonger les ventes. En moins de trois ans, les ventes de diesel se sont effondrées en Europe, et plus particulièrement en France, où, il est vrai, cette technologie était très fortement implantée  (77% des ventes).

Chez les constructeurs, on se targue d'avoir des projections à moyen terme à peu près fiables, mais ils admettent que ce genre de revirement de l'opinion publique est difficilement modélisable. Pour Guillaume Crunelle, associé et spécialiste de l'industrie automobile chez Deloitte, l'appétence de la société aux considérations environnementales joue contre le SUV.

"Dans le débat sur le SUV, il y a un principe simple qui joue en sa défaveur, c'est le rapport du poids et de l'aérodynamisme dans la consommation de carburant", fait-il valoir.

Mais les analytes relativisent le procès environnemental fait aux SUV. Pour José Baghdad, le SUV est une bonne solution pour proposer des motorisations hybrides.

"C'est plus facile de proposer des hybrides sur des SUV car la structure de coût de ce segment permet d'absorber le surcoût de la technologie hybride". Un SUV équipé d'une motorisation hybride consomme nettement moins qu'une petite berline entièrement thermique", explique l'analyste de PwC.

Et d'ajouter :

"Les voitures de segment A (type Twingo ou C1) sont menacées par l'inflation des technologies de dépollution imposée par les nouvelles réglementations."

Ces technologies sont trop chères pour être introduites sur ces petites voitures.

Le passage de la berline au SUV fait baisser les émissions de CO2

De son côté, Guillaume Crunelle observe "une tendance qui indique que certains des propriétaires de SUV roulaient auparavant dans des berlines de segment supérieur, modérant dans ce cas l'impact net CO2 du SUV".

Autrement dit, l'avènement du SUV s'est fait au détriment des segments supérieurs des berlines classiques. En guise d'exemple, une Renault Talisman (berline de segment D) émet entre 128 et 164 grammes de CO2 au kilomètre (en fonction des motorisations et finitions). Cette fourchette passe de 112 grammes à 136 maximum, sur un Kadjar, un SUV de segment C.

Le poids de la règlementation dans la structure des marchés

En France, les constructeurs français rappellent qu'une telle réglementation risque de peser sur leur compétitivité. Et de rappeler les raisons comment la règlementation a conduit les constructeurs français et allemands à se spécialiser sur certains types de carrosserie dans les années 1980 et 1990.

Ainsi, la fiscalité française favorable aux petites voitures a encouragé les constructeurs automobiles tricolores à se spécialiser sur cette catégorie. Ce faisant, ils ont quelque peu délaissé les segments supérieurs, à l'inverse des marques allemandes. Résultat, ces dernières ont ainsi pu creuser l'écart sur les grandes berlines pendant que les Français devenaient les champions européens des petites voitures avec la Clio et la 208.

S'il n'exclut pas l'effet structurant sur le marché qu'entraînerait la mise en place d'une fiscalité sur le poids de la voiture, Guillaume Crunelle estime néanmoins que "pour évaluer son véritable impact, il faut déterminer à quel point cette fiscalité serait progressive et si elle neutraliserait l'effet d'élasticité prix qui protège en théorie les ventes de certains véhicules premium".

Le législateur est en train de réfléchir à une formule équilibrée qui pénalise le poids sans pour autant impacter les SUV hybrides ou 100% électriques.

José Baghdad rappelle, lui, que, dans un contexte réglementaire très contraint, les SUV sont de toute façon condamnés à baisser leurs émissions de CO2 : "Ils émettront à l'avenir eux aussi moins de CO2", conclut-il.