En Europe, le risque démocratique de la crise énergétique

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  858  mots
(Crédits : DADO RUVIC)
ÉDITO- La compétition acharnée qui se profile pour l’approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) entre l’Europe et l’Asie risque de provoquer des prix d’achat très élevés pour arracher les contrats, voire des pénuries. Et ce, dès l’hiver prochain. De tels scénarios constituent une menace pour les démocraties européennes. Car en fragilisant l’industrie - et l’emploi industriel -, la crise énergétique favorise la montée des extrêmes, de gauche comme de droite. Un risque d’autant plus grand que les pays européens sont pour l’heure incapables de s’accorder sur des réponses collectives pour faire baisser les prix de l'énergie.

Passera-t-on l'hiver sans coupures d'électricité ? À l'heure où la consommation s'emballe avec l'arrivée d'une vague de froid sur l'ensemble du territoire, la question focalise l'attention des médias, des Français et des membres du gouvernement, tous l'œil rivé sur l'application EcoWatt. À cette crainte dans l'Hexagone, s'en ajoute une autre, en Europe : celle de manquer de gaz pendant plusieurs années en raison des difficultés à trouver des alternatives au gaz russe. Voire de devoir le payer terriblement cher de manière structurelle. En effet, la compétition qui se profile pour l'approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) entre l'Europe et l'Asie -elle aussi à la recherche de gaz pour remplacer le charbon- risque de provoquer « au mieux » des prix d'achat très élevés pour arracher les contrats, « au pire » une pénurie si les pays asiatiques, la Chine en tête, devaient rafler la mise. Et ce, dès l'hiver 2023-2024, a alerté ce lundi l'Agence internationale de l'énergie (AIE), en estimant le déficit potentiel à plus de 6,5% de la consommation européenne totale constatée en 2021. Il y a urgence. Les besoins d'importation nette de l'Asie sont en train de dépasser ceux de l'Europe.

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Quand l'industrie recule, la colère monte et les partis extrémistes aussi

La menace est considérable. Elle en cache pourtant une autre, moins visible et plus dangereuse, qui dépasse les seuls enjeux de souveraineté énergétique : celle d'un recul de la démocratie en Europe. Certes, elle est déjà fragilisée avec la montée continue dans tous les pays membres des partis extrémistes, qu'ils soient de gauche ou de droite. Mais la crise énergétique pourrait lui porter le coup de grâce si le gaz venait à manquer ou si les prix actuels de l'énergie devaient s'installer dans la durée. Pourquoi ? Parce que, s'ils se confirmaient, de tels scénarios risquent fort de balayer l'industrie européenne et, par ricochet, l'emploi industriel, le meilleur rempart face à la montée des mécontentements sur lesquels surfent les extrêmes en tout genre. Quand l'industrie recule, la colère monte et les partis extrémistes aussi. En témoigne la poussée de l'extrême-droite depuis les années 1980, marquée par l'accélération de la mondialisation et son cortège de délocalisations. Mais aussi, depuis plus d'une décennie, de l'extrême-gauche, devenue, en France, majoritaire à gauche aux dépens du courant social-démocrate.

Volonté de réindustrialiser

Ironie de l'histoire, cette menace sur l'industrie gagne du terrain au moment même où le mouvement de réindustrialisation enclenché ces dernières années commençait à porter ses fruits, en France notamment, et que l'Europe commence à prendre enfin conscience de l'importance de ce secteur d'activité pour assurer sa souveraineté.

Pour autant, pourra-t-elle concrétiser son ambition, alors même qu'à la crise énergétique s'ajoute la menace de l'Inflation Reduction Act (IRA), ce plan d'investissement américain colossal destiné à favoriser la production nationale ? On l'espère, mais il y a de quoi être sceptique. La réponse ne peut en effet être que collective. Or, si les pays européens ont fait preuve de solidarité pendant la crise sanitaire en empruntant en commun pour financer les plans de relance nationaux ou en coordonnant leur politique d'achat de vaccins, ils n'ont cessé jusqu'ici de se déchirer sur les différentes mesures à prendre pour faire baisser le prix de l'énergie (plafonnement du prix du gaz, achats en commun...) ou protéger l'industrie européenne.

Alors que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen  défend l'idée d'un « fonds de souveraineté » européen pour développer une politique industrielle commune et investir davantage dans des projets de recherche et d'innovation à l'échelle du continent : (hydrogène, semi-conducteurs, informatique quantique, intelligence artificielle...), l'Allemagne a déjà clairement indiqué que les dettes communes n'étaient pas la solution.

Quant à un « Buy European Act », comme le préconise la France, il semble bien compliqué à mettre en œuvre. Non seulement parce qu'il se situe aux antipodes des principes bruxellois de faire passer les intérêts du consommateur avant ceux des travailleurs. Mais aussi parce que l'Union européenne est composée de pays membres qui, par le biais de la fiscalité ou du droit du travail, sont davantage des concurrents que des partenaires.

Par conséquent, seule la poursuite des efforts d'efficacité énergétique et le développement à marche forcée d'autres sources d'énergie, renouvelables et nucléaire en tête, semblent en mesure d'enrayer cette funeste spirale. Mais au regard de la marche à franchir en termes de capacité pour l'éolien et le solaire, et le temps de construction des centrales nucléaires, reste à voir si nos démocraties pourront tenir jusque-là.

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