Air France-KLM : Ben Smith peut-il réussir là où les autres ont échoué ?

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  2750  mots
Alors qu'il était très bien dans une compagnie en bonne santé, avec un avenir tracé qui le prédestinait à prendre dans quelques années le poste de Pdg d'Air Canada, Benjamin Smith a préféré relever le défi quasi-impossible de transformer Air France-KLM. (Crédits : Clodagh Kilcoyne / Reuters)
Les atouts du Canadien Benjamin Smith semblent réels. Pour autant, seront-ils suffisants pour transformer un groupe moins performant que ses concurrents, miné par les conflits sociaux à Air France et les tensions entre Air France et KLM ? Analyse.

Ouverte le 15 mai après la démission de Jean-Marc Janaillac de ses fonctions de Pdg d'Air France-KLM, la crise de la gouvernance que traverse le groupe aérien est en passe d'être réglée avec la nomination de Benjamin Smith, le numéro 2 d'Air Canada, au poste de directeur général. Reste encore à finaliser la présidence non exécutive du groupe, aujourd'hui assurée par Anne-Marie Couderc de manière transitoire, mais qui pourrait devenir pérenne, le rôle que jouera Pieter Elbers, le président du directoire de KLM, au sein d'Air France-KLM, et voir s'il y a lieu de modifier la gouvernance d'Air France, dirigée par Franck Terner.

Les problèmes perdurent

Pour autant, les problèmes demeurent, comme en témoigne le risque de nouvelles grèves en septembre, et les défis sont immenses. Considéré comme « une chance » par Élisabeth Borne et Bruno Le Maire, respectivement ministre des Transports et de l'Économie, "pour mener à bien les grands chantiers de la transformation d'Air France-KLM", Benjamin Smith peut-il réussir là où ses prédécesseurs ont échoué ?

Prendra-t-il (ou pourra-t-il vraiment prendre) des mesures structurelles pour assurer la pérennité d'Air France et, par ricochet, celle d'Air France-KLM, en relançant un groupe moins performant que ses concurrents sur le plan financier, et miné à l'intérieur par les conflits sociaux à Air France et la défiance entre Air France et KLM ? Autrement dit, Benjamin Smith parviendra-t-il à donner à Air France-KLM, et en particulier à Air France, le maillon faible, les armes pour éviter de boire la tasse au prochain retournement de cycle - comme ce fut le cas après la crise financière de 2008-2009, qui s'est soldé par plus de 10.000 suppressions de postes à Air France ? C'est tout l'enjeu de sa mission.

Impossible évidemment de répondre à cette question aujourd'hui. Car déjà, on ne sait pas grand chose sur Benjamin Smith. Ensuite, parce qu'il existe de nombreux leviers fondamentaux pour l'avenir du groupe sur lesquels le nouveau patron d'Air France-KLM aura peu ou pas d'emprise, comme le résultat des Assises du transport aérien en octobre, censées prendre des mesures pour améliorer la compétitivité du pavillon français, ou le résultat des élections au sein du Syndicat national des pilotes de lignes (SNPL) qui dira si la branche dure de l'organisation syndicale, aujourd'hui aux manettes, sera reconduite. Ces deux points seront déterminants pour la réforme d'Air France.

Une ascension éclair

Difficile de se faire une opinion à chaud sur Benjamin Smith. Peu, pour ne pas dire personne dans le monde du transport aérien français, ne connaît le numéro 2 d'Air Canada, contrairement au numéro 1, Calin Rovinescu, un peu plus connu sur la scène internationale pour avoir été notamment président de la puissante Association internationale du transport aérien (IATA) de juin 2014 à juin 2015.

Qu'un Pdg, reconnu par ses pairs pour avoir redressé une compagnie de la taille de KLM, ait fait confiance à Benjamin Smith pour le seconder, et probablement lui succéder, constitue pour ce dernier un gage de crédibilité. Surtout à un tel âge, 46 ans ! Sa jeunesse interpelle et traduit le caractère forcément brillant du personnage. Depuis une dizaine d'années, il accède à des fonctions rarement confiées à des personnes aussi jeunes dans des compagnies aériennes de cette taille puisqu'Air Canada pèse grosso modo autant que KLM (une dizaine de milliards d'euros de chiffre d'affaires). Il a rejoint la direction exécutive d'Air Canada à 35 ans, en 2007, puis a été nommé en 2014, à 42 ans, président Airlines des compagnes du groupe (Air Canada, Rouge, Air Canada cargo) et Chief Operating Officer du groupe Air Canada. Un poste de numéro 2 de la compagnie au cours duquel il a mené à bien de gros projets, comme la réorganisation des hubs, ou encore le lancement de Canada Rouge, une marque low-cost présente notamment sur le long-courrier.

Une mission quasi-impossible

Le fait qu'il se soit battu pour obtenir le poste d'Air France-KLM en dit long sur son caractère et son ambition. Alors qu'il était très bien dans une compagnie en bonne santé, avec un avenir tracé qui le prédestinait à prendre dans quelques années le poste de Pdg d'Air Canada, il a préféré relever le défi quasi-impossible de transformer Air France-KLM. Un risque de carrière évident qui peut, en cas d'échec, brûler les ailes de ce grand espoir du transport aérien. Mais qui en cas de réussite peut le propulser parmi les cadors de ce secteur, pour ne pas dire le meilleur au regard de la difficulté de la tâche à accomplir sur laquelle ses prédécesseurs se sont cassé les dents.

Avec son plan Transform (2012-2014), Alexandre de Juniac a évité le naufrage d'Air France mais s'est ensuite heurté au rejet des salariés quand il a voulu dans la foulée remettre un coup de collier pour pérenniser la compagnie. Face à cette hostilité, son successeur, Jean-Marc Janaillac, n'a pu lui non plus réussir à prendre des mesures permettant d'assurer la pérennité d'Air France.

Un profil qui détonne

En tout cas, au-delà du fait qu'il soit étranger et jeune, le profil de Benjamin Smith détonne par rapport à celui de ses prédécesseurs. Il est de culture anglo-saxonne, avec tout le pragmatisme et la brutalité que cela peut impliquer. Il connaît le transport aérien sur le bout des doigts pour avoir quasiment fait toute sa carrière dans ce secteur. Et il vient d'une compagnie dans laquelle l'État s'est désengagé depuis longtemps, ce qui ne l'a pas habitué à de pénibles circonvolutions pour appliquer une stratégie. Enfin, il n'est pas énarque.

Autant d'ingrédients qui peuvent augurer d'un regard neuf sur la façon de faire avancer un groupe marchant sur deux pattes qui peinent à être synchronisées. L'une, hollandaise, fonctionne grosso-modo comme une entreprise privée de transport aérien normale, tandis que l'autre, française, est encore très marquée dans son organisation par son passé d'entreprise publique.

Venant d'une compagnie nord-américaine, Benjamin Smith saura, a priori, insister sur la nécessité d'améliorer l'efficacité opérationnelle, condition sine qua non pour restaurer dans la durée la confiance des passagers et des salariés. En revanche, il devra bien prendre conscience de la nécessité, pour une compagnie comme Air France, d'être associée à un haut niveau de qualité de services, un point trop souvent mis au second plan par les compagnies aériennes nord-américaines.

L'expérience précieuse d'Air Canada

En tout cas, deux points importants ressortent du CV de Benjamin Smith. De retour à Air Canada en 2002 après l'avoir quittée en 1992 pour créer une agence de voyages, puis faire du conseil, notamment pour Air Canada, il a vécu la restructuration de la compagnie canadienne après son placement en redressement judiciaire en 2003. Même s'il peut peut-être paraître (à tort) plus facile de restructurer une entreprise sous la protection de la justice, Benjamin Smith a donc parfaitement conscience des efforts à faire pour rendre une entreprise compétitive.

L'autre point qui ressort de son CV est la certitude de la pertinence du modèle low-cost, puisqu'il a dirigé la compagnie à bas coûts Tango (disparue en 2004), puis a été à l'origine de la création, en 2014, d'Air Canada Rouge, la marque à bas coût de la compagnie canadienne. Celle-ci est d'autant plus intéressante qu'elle assure des vols long-courriers, une activité sur laquelle doit rapidement trancher le groupe pour sa filiale Air France, mais qui suppose de trouver un accord avec les syndicats de navigants de la compagnie, comme Benjamin Smith l'a fait chez Air Canada.

Un profil qui semble plus taillé pour Air France que pour Air France-KLM

Au final, les atouts de Benjamin Smith semblent nombreux. Du moins sur le papier. Seront-ils suffisants pour monter d'un cran et être numéro 1 ? L'histoire jugera. D'autant qu'il ne s'agit pas d'être le numéro 1 d'une compagnie mais d'un groupe binational composé de deux compagnies aux cultures différentes. Ce n'est pas la même chose. Comme beaucoup de noms qui ont circulé pour succéder à Jean-Marc Janaillac, son profil semble plus approprié pour Air France, dont la transformation est la priorité, que pour Air France-KLM, pour lequel il a été choisi. Or, aujourd'hui, l'essentiel des pouvoirs est moins chez Air France-KLM - qui ne compte que 120 personnes environ -, qu'au sein des deux compagnies, Air France et KLM.

Tout l'enjeu sera de voir comment Benjamin Smith parviendra à faire passer ses mesures au sein des filiales, au-delà de sa seule présence dans les conseils d'administration d'Air France et de KLM (qui a toujours fermé ses portes au patron d'Air France-KLM), comme cela semble se dessiner selon certaines sources. Sachant qu'un « interventionnisme » démesuré chez KLM, qui a souvent fait les choses dans son coin en raison de sa méfiance à l'égard du groupe et d'Air France, semble difficilement imaginable. Surtout quand le patron de KLM, Pieter Elbers, 48 ans, dirige parfaitement sa compagnie depuis quatre ans, et qu'il pourrait légitimement considérer, au regard de ses résultats et de la reconnaissance de ses pairs à l'international dont il fait l'objet, que ses compétences sont supérieures à celles du numéro 2 d'Air Canada.

La situation est différente chez Air France dirigée depuis presque deux ans par Franck Terner, où les patrons d'Air France-KLM ont souvent été impliqués dans les affaires françaises, notamment parce que certains, comme Jean-Marc Janaillac, y exerçaient également la fonction de Président.

Benjamin Smith fera-t-il pareil ? Va-t-il injecter du sang neuf à la direction d'Air France pour bien marquer le changement et disposer de relais pour mettre en musique ses mesures ? Beaucoup en font le pronostic, notamment au sein de l'intersyndicale, forcément déçue de n'avoir rien obtenu de la direction sur les salaires malgré 15 jours de grève. Mais, si un tel mouvement devait se confirmer, il est peu probable que Ben Smith fasse venir des hommes à lui du Canada, sauf peut-être des personnes qu'il connaît dans les compagnies membres de Star Alliance, la première alliance commerciale mondiale, dont Air Canada est l'un des membres fondateurs, avec notamment Lufthansa et United. Mais pas pour le poste de directeur général, si d'aventure il devait être remplacé, dans la mesure où ce poste semble réservé à un Français. Quant à des mouvements au sein d'Air France, ou à la venue de personnes françaises extérieures à la compagnie tricolore, cela prendra logiquement du temps pour qu'il se fasse sa propre opinion.

Pour autant, quand bien même les têtes devraient une nouvelle fois changer (il y a eu 4 Pdg ou DG en 7 ans), que l'organisation d'Air France soit simplifiée et allégée, que la stratégie soit claire et cohérente..., la réforme d'Air France ne se fera pas sans la coopération des syndicats et des salariés pour adapter la compagnie à un monde qui bouge, mais aussi sans des mesures de l'État pour améliorer la compétitivité du transport aérien français.

Toujours pas de constat partagé sur la situation d'Air France

Or, aucune réforme ne pourra être négociée par la direction et les syndicats tant qu'il n'y aura pas de constat partagé entre les deux parties sur la situation économique et financière d'Air France, sur sa compétitivité et sur l'environnement concurrentiel. Ce point fondamental est à l'origine de l'immobilisme et des tensions sociales au sein de la compagnie française depuis quatre ans. Et il n'est pas près d'être résolu, comme en témoigne le conflit les salaires.

Pour la majorité des syndicats, de nouveaux efforts n'ont plus lieu d'être depuis le retour aux bénéfices d'Air France en 2015, ponctués par un résultat d'exploitation record de 588 millions d'euros en 2017. Les mêmes estiment par ailleurs que les écarts de compétitivité avec les autres compagnies proviennent uniquement du poids des charges en France et des taxes spécifiques qui pèsent sur le transport aérien français.

Sans négliger le poids des charges sociales et des taxes sur le transport aérien - qu'elle dénonce également -, la direction insiste aussi sur le déficit de compétitivité intrinsèque d'Air France par rapport à ses rivaux. En 2017 en effet, la performance opérationnelle de British Airways dépassait celle d'Air France de plus de 1,3 milliard d'euros (soit 1,9 milliard d'euros de résultat d'exploitation). Celle de Lufthansa dépassait elle aussi le milliard d'euros (soit 1,6 milliard d'euros).

De tels écarts, qui ne cessent de se creuser, ne peuvent évidemment pas s'expliquer en totalité par le poids des cotisations sociales et des taxes, d'autant que la taxation spécifique sur le transport aérien (hors coûts de sûreté et les redevances aéroportuaires sur les grands hubs), est supérieure au Royaume-Uni et en Allemagne, selon l'association Airlines for Europe, à laquelle adhère Air France-KLM. Surtout, le bénéfice d'exploitation dégagé par Air France l'an dernier est, en grande partie, lié à la baisse du prix du carburant.

Ce dialogue de sourds n'est pas près de prendre fin. D'autant plus à l'approche des élections professionnelles en mars prochain, pour lesquelles les syndicats sont en campagne.

Néanmoins, dans le cadre des Assises du transport aérien qui sont en cours jusqu'en octobre, l'État serait bien avisé de réduire les coûts qui pèsent sur le transport aérien français. C'est indispensable pour convaincre les syndicats de se mettre autour de la table afin de négocier les conditions de réforme d'Air France. Les salariés en ont assez de contribuer à des économies qui ont été, parfois, absorbées par l'augmentation d'une taxe ou des redevances d'ADP. Souvent citée pour avoir sauvé en son temps Air France entre 1994 et 1997, la perestroïka de Christian Blanc ne s'est-elle pas appuyée sur une aide d'État de 20 milliards de Francs (trois milliards d'euros)?

Élections au SNPL en fin d'année

Le syndicat national des pilotes de lignes (SNPL) sera par ailleurs au cœur de la problématique de réforme d'Air France. Pour la direction, les syndicats réformateurs et une partie des pilotes qui ne se reconnaissent pas dans la politique du SNPL, la capacité de rebond d'Air France se jouera au sein du SNPL, lors des prochaines élections professionnelles en fin d'année.

Si l'exécutif actuel du SNPL, dirigé par Philippe Evain, est reconduit pour quatre ans, les chances de reconstruire la compagnie sont quasiment nulles, assurent plusieurs observateurs. Pour ces derniers, la volonté de torpiller l'accord de création de Joon l'an dernier, alors qu'il allait dans l'intérêt des pilotes - qui ont poussé le bureau à le signer -, résume les difficultés voire l'incapacité de ce bureau à signer des accords. Si la branche modérée l'emporte, la réforme est toutefois loin d'être garantie. Au SNPL, les modérés ne sont pas tendres non plus. On l'a vu avec les 14 jours de grève en septembre 2014. On n'en est pas là.

Une grève en septembre ?

À plus court terme, beaucoup en interne s'attendent à une grève en septembre, toujours sur la question des salaires (mais aussi peut-être pour protester contre une candidature qui ne souhaitait pas). Car la question des salaires ne pourra être réglée rapidement comme l'exigent les syndicats, qui grognent contre le niveau de rémunération de Benjamin Smith. Sa rémunération pourra atteindre 4,25 millions d'euros par an (dont 900.000 euros de fixe contre 600.000 euros pour Jean-Marc Janaillac) si les objectifs sont non seulement atteints mais dépassés.

Si elle se rapproche de celle de ses concurrents, cette rémunération sera potentiellement trois fois plus élevée que celle son prédécesseur. Sauf à embaucher un patron pour qui la rémunération du poste constituait déjà un "jump" par rapport à sa fonction précédente (c'était le cas de Jean-Marc Janaillac qui venait de Transdev), tout profil international aurait demandé une rémunération proche de celle en vigueur dans les groupes de même taille. Même les candidats qui étaient soutenus par le SNPL.