Euro (trop) fort : comment sortir du piège

Par Romaric Godin, Robert Jules, Philippe Mabille et Fabien Piliu  |   |  2116  mots
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Inquiet de la remontée rapide du taux de change de l'euro, François Hollande a pointé le risque que l'Europe ne soit victime de dévaluations compétitives de ses concurrents. Le sujet a été au menu du G20 de ce week-end, sans enrayer la chute du yen. Mario Draghi a reconnu que la hausse de l'euro est un risque, mais l'Allemagne bloque tout espoir de politique commune de change. Pour éviter de voir ses exportations, et donc sa croissance devenir l'otage d'une « guerre des monnaies » entre l'Amérique et l'Asie, la zone euro doit chercher à mieux s'immuniser contre les effets d'une volatilité excessive des taux de change. Voici cinq pistes pour affronter ce défi.

Les cambistes du monde entier disent merci à François Hollande. Le 5 février dernier, devant le Parlement européen à Strasbourg, le président français a donné du crédit au débat controversé sur la guerre des monnaies, en proclamant qu'une « zone monétaire doit avoir une politique de change, sinon elle se voit imposer une parité qui ne correspond pas à l'état réel de son économie ».

Ce discours fait écho à l'action du gouvernement Shinzo Abe, au Japon, qui a fortement « incité » la banque centrale à affaiblir le yen par une politique expansionniste (20% de baisse depuis l'automne). Mais aussi à la hausse rapide de l'euro, qui a regagné 10% face au dollar depuis juillet 2012. La France est un peu isolée dans ce combat. L'Allemagne s'est, sans surprise, très fermement opposée à tout objectif de change, renvoyant à la responsabilité de la BCE, indépendante. Son président a confirmé qu'elle ne fixait pas d'objectif externe pour la valeur de l'euro. Mais Mario Draghi a fait un geste en indiquant qu'il tiendra compte de l'effet désinflationniste de la hausse récente de la monnaie unique pour la conduite de la politique monétaire. Par cette man?uvre habile, la BCE a fait refluer un peu l'euro, de 1,37 à un peu plus de 1,34 dollar.

Si tout le monde récuse officiellement le terme de « guerre des monnaies », chacun y pense et la craint, avec en tête le souvenir des années 1930 qui avaient vu se multiplier les dévaluations compétitives agressives. La prise de position de François Hollande exprime aussi une inquiétude commune à tous les pays du sud de l'Europe : comment éviter que les efforts faits pour regagner pas à pas la compétitivité perdue des exportations ne soient anéantis en une nuit sur le marché des changes ?

Le G7, qui ne se réunissait plus depuis des années, a cru bon de publier un communiqué mardi, pour rappeler que les pays qui le composent ne fixent pas d'objectifs de change : une façon pour le Japon, principal accusé, de calmer le jeu avant la réunion du G20 Finances, vendredi 15 février, à Moscou. Le risque d'une plus grande permissivité à l'égard de l'inflation des banques centrales américaine, britannique ou japonaise continue cependant de planer. Prise en tenaille, la zone euro semble condamnée à voir sa croissance enfermée dans un cercle infernal : soit son économie va mal, et l'euro est attaqué au point d'être menacé de disparaître; soit elle va mieux, et l'euro se rétablit au point de brider la reprise des exportations des pays les plus faibles. Trouver la bonne valeur pour tous de l'euro dans un univers de changes flottants est évidemment un espoir un peu vain. Pour mieux s'immuniser contre la volatilité excessive des monnaies, l'Europe pourrait néanmoins trouver son salut - ou pas - en combinant plusieurs actions.

Définir un « politique de change »

Peut-on mener une politique de change dans la zone euro? En théorie, oui. L'article 209 du traité de l'union européenne prévoit une procédure d'intervention sur le marché des devises. Problème : cet article prévoit qu'une telle intervention doit se faire soit « dans le cadre de la politique de stabilité des prix de la BCE », soit « sans affecter » cette politique. Autrement dit, toute intervention peut être « contrée » par la BCE si elle n'est pas décidée par elle. A priori, ceci empêche toute « dévaluation compétitive ».Dans la pratique, rappelle Gilles Moec, économiste à la Deutsche Bank, « François Hollande s'est heurté au célèbre triangle défini par l'économiste et Prix Nobel Robert Mundell qui veut qu'il soit impossible de disposer à la fois de la mobilité des capitaux, de l'indépendance de la politique monétaire et d'un taux de change fixe. » Du reste, définir une politique de change commune tiendra de la gageure : selon une étude du même Gilles Moec, le niveau moyen de l'euro au-delà duquel la perception de la compétitivité se dégrade est de 1,37 dollar. Un niveau supérieur de 9% à la limite française et inférieur de 27% à celle de l'Allemagne. Pas facile de trouver un compromis...

Améliorer sa compétitivité

Dans un contexte où le triangle de Mundell s'applique, la seule voie pour compenser la perte de compétitivité causée par la hausse nominale du change est une dévaluation interne. Pour préserver les marges des entreprises, il s'agit d'améliorer ainsi avoir recours à une modernisation de la production, par une délocalisation de cette dernière ou par une baisse du coût du travail. Cette méthode fait, dans un pre-mier temps, grimper le chômage, mais comme la monnaie forte permet de faire reculer l'inflation, les revenus réels continuent de progresser, ce qui soutient la demande interne et relance l'emploi. Sans compter que l'amélioration de la compétitivité permet souvent de gagner des parts de marché à l'export. L'absence de politique de change devient alors une incitation à la réforme.

La patrie de cette stratégie, c'est l'Allemagne qui l'a mise en ?uvre au cours des diverses réévaluations du mark depuis sa création en 1949 et encore une fois lors des réformes Schröder. « Mais c'est aussi la politique suivie par la Banque de France avec succès à partir de 1982 », rappelle Gilles Moec. Et de fait, c'est la stratégie menée par la BCE qui, en se concentrant sur l'objectif d'inflation, oblige les pays à ajuster leur compétitivité. Le problème de cette politique, c'est qu'il faut de la patience sociale pour supporter la hausse du chômage qui résulte de l'amélioration de la productivité. Sans compter que, parfois, la monnaie forte peut faire peser un risque sur les réformes elles-mêmes. « Pour le moment, un des seuls ballons d'oxygène des économies portugaise, irlandaise et espagnole, ce sont les exportations en dehors de la zone euro qui bénéficient des mesures d'amélioration de la compétitivité. Mais il serait clairement mis en danger par un euro fort », estime ainsi Raphaël Gallardo, économiste en chef de Rothschild & Cie Gestion.

Couper l'euro en deux (ou plus)

Le problème de l'euro fort n'est pas le même pour tous. L'étude de Gilles Moec montre que les chefs d'entreprise italiens perçoivent un recul de leur compétitivité dès 1,17 dollar par euro, alors que les dirigeants allemands sont quasi immunisés contre l'euro fort puisqu'ils ne perçoivent un risque qu'à partir de 1,74 dollar par euro. Les différences de compétitivité entre le nord et le sud de la zone euro, à l'origine de la crise actuelle, sont encore loin d'être surmontées. Face à l'euro fort, elles menacent de se creuser encore. Certains ont donc pensé pouvoir tirer des conclusions de cette situation : il suffirait de faire éclater la zone euro. L'ancien patron des patrons allemand Hans-Olaf Henkel a plaidé pour un « euro du nord » et un « euro du sud ». Martin Skala, économiste à l'université de Francfort, a proposé une zone euro coupée en trois monnaies, sous la coupe de la seule BCE. Les pays pourraient alors évoluer en fonction de leur modèle économique entre ces trois zones : « nordique », à faible croissance et faible inflation, « sudistes », à forte inflation et à croissance moyenne et « émergentes » à forte croissance et forte inflation. Inconvénient majeur : ces modèles sanctionneraient l'échec politique de la monnaie commune.

Sur le plan économique, le risque est de revenir à la situation des années 1970 et 1980, où les dévaluations en France ou en Italie se succédaient, alimentaient l'inflation, avaient des effets très fugaces et contraignaient à dévaluer à nouveau. Une telle séparation conduirait également à un aux de capitaux vers le nord de l'Europe qui renchérirait l'euro du nord et pénaliserait les exportations de ces pays tout en privant ceux du sud d'investissements nécessaires à leur croissance. Les industriels allemands ont beaucoup craint ce scénario lorsque le spectre d'un éclatement de l'euro planait sur le continent.

Délocaliser sa production ou se couvrir

Le niveau actuel de l'euro face au dollar peut entraîner les entreprises à une nouvelle vague de délocalisations. Entre 2006 et 2008, période au cours de laquelle le billet vert était en phase ascendante pour culminer le 15 juillet 2008 à 1,6038 euro en séance, plusieurs mastodontes industriels européens (EADS, Dassault, Mercedes, BMW...) se sont installés ou ont renforcé leurs positions aux États-Unis et au Canada essentiellement, afin de se prémunir contre la faiblesse du dollar. Un risque de change qui pouvait rogner, voire dans certains cas extrêmes réduire à néant, leurs marges bénéficiaires. Toutefois, ces délocalisations restent coûteuses, et seuls les fournisseurs des premiers rangs ont la capacité financière de suivre leurs donneurs d'ordre.

Pour les autres, il est possible de se couvrir sur les marchés à terme - mais combien de TPE-PME ont un trésorier devises? - ou contracter une police d'assurance du risque de change. « Celle-ci est simple à mettre en place, mais la plupart des PME attendent souvent le dernier moment pour la contracter. Les PME n?ont pas les mêmes moyens que les grandes entreprises et n?ont pas accès aux outils proposés par les banques pour gérer la période de négociation », explique Patricia Pérez, responsable de service risque de change chez Coface. Évidemment, cette assurance a un coût. Chez Coface, le coût total de l'assurance varie entre 0,23 % de la part rapatriable des projets commerciaux pour la "négociation simple" et 0,46% pour la "négociation avec intéressement". Ces taux correspondent à la somme du pourcentage de prime payée à la mise en place de la garantie et du pourcentage de décote appliquée sur le cours garanti.

Or, celui-ci peut être jugé trop élevé pour beaucoup d'entreprises qui commercent hors zone euro. Sur les 116.000 entreprises françaises ayant exporté en 2012, la très grande majorité sont des TPE-PME... Délocaliser en zone dollar ne permet pas seulement aux entreprises de se couvrir contre les risques de change. En procédant ainsi, elles deviennent capables de répondre de disposer d'une main-d'?uvre qualifiée. Autre avantage de cette stratégie, notamment pour les sous-traitants, elle permet d'élargir sa clientèle, de travailler à la fois pour Airbus et Boeing par exemple.

Facturer les importations en euros ?

L'euro fort a un effet bénéfique sur le prix des matières premières. Pratiquement tous les produits de base, notamment le pétrole et le gaz, sont en effet libellés en dollars, traduisant à la fois la suprématie du billet vert comme monnaie internationale et le fait que les références en matière de cours se fixent aux États-Unis. Lorsque l'euro est cher, c'est un avantage pour l'importateur européen, par exemple une compagnie aérienne pour son kérosène, ou un producteur d'électricité pour son gaz naturel, ou un sidérurgiste pour son minerai de fer. Ainsi, le prix du baril de pétrole (WTI) à New York a grimpé de 13,5% depuis début décembre. Si on le recalcule en tenant compte de l'appréciation de la monnaie unique face au billet vert, cette appréciation n'est plus que de 9,5%. Pour le consommateur aussi, la plupart des produits en provenance de l'étranger qui sont liés au dollar coûtent moins cher. Mais cette situation n'est pas sans danger. Le risque est que la désinflation tourne à la déflation à la japonaise, avec une monnaie trop forte qui pèse à la fois sur les prix et les salaires internes.

À l'inverse, avoir une politique de change faible conduit à « importer » de l'inflation et à exporter de la « déflation » chez les autres. C'est le cercle vicieux qui s'est formé dans les années 1930, où les dévaluations compétitives agressives s'accompagnaient de politiques budgétaires restrictives. Pour y remédier, il faudrait en théorie que l'Europe facture les importations en euros afin de s'assurer d'une stabilité sur ce front. Ceci réduirait les effets bénéfiques de l'euro fort mais neutraliserait la volatilité des monnaies. Toutefois cela n'immuniserait pas contre la hausse des cours, puisque la référence resterait le prix en dollar. Pour réellement changer la situation, il faudrait donc que l'Europe concurrence les États-Unis sur le terrain politique, pour faire de l'euro la principale monnaie de transaction mondiale. Ce match-là n'est pas pour aujourd'hui, ni sans doute pour demain. Le billet vert restera encore longtemps un instrument de la domination économique américaine.

Article paru dans La Tribune Hebdomadaire du 15 février 2013 - N°36