Juncker, le dernier dirigeant européen qui parle encore de nous

Par Florence Autret, à Bruxelles  |   |  737  mots
Jean-Claude Juncker est un homme du XXe siècle qui aimerait que l'on n'en oublie pas les leçons. Un des rares à admettre que le mensonge fait partie de l'exercice politique et qui, ce faisant, formule une vérité qui nous libère des mirages de la « transparence ».
Pour sa première conférence de presse de l'année, Jean-Claude Juncker, qui se définit lui-même comme le président de "la Commission de la dernière chance", a dressé un état des lieux plutôt sombre de l'Union européenne. Mais loin de toute morosité, c'est à un exercice de lucidité auquel ce millérien dans une Europe saturnienne s'est livré.

Le 15 janvier, Jean-Claude Juncker avait convoqué son monde au Berlaymont à 9h30. Une conférence de presse aux aurores pour annoncer... le crépuscule de l'Europe. On savait à quoi s'en tenir. Lors de sa prise de fonction en 2014, le président de la Commission européenne avait dit qu'il dirigeait « la Commission de la dernière chance ». Et à l'entendre la semaine dernière, les choses suivaient bel et bien leur cours tragique.

« Je suis impressionné par le nombre des fragilités ou des ruptures qui s'annoncent », a-t-il dit, brossant le tableau d'un château de carte européen en train de s'effondrer. « Celui qui tue Schengen mènera le marché intérieur dans la tombe », dit-il.

Et « sans libre circulation, l'Union n'a pas de sens », pas plus que l'euro. Les premiers signes de la fronde des députés allemands demandant à la chancelière Merkel la fermeture des frontières de la République fédérale, qui sonnerait réellement la fin de Schengen, ne lui avaient certainement pas échappé. La politique de relocalisation des réfugiés décidée sous son égide est un échec : quelques centaines seulement sur les 160.000 prévus. Il l'admet et aimerait « moins d'arrogance et plus de performance »... sans vraiment sembler y croire.

Il prévient aussi que la redéfinition de la place du Royaume-Uni dans l'Union soulève des « problèmes très très difficiles » et assure - ce qui est faux - que la Commission qu'il préside « n'est pas partenaire de la négociation ». Comme pour ne pas être tenu pour responsable de cette autre crise en germe. Il se dit « attristé » par les échanges acrimonieux entre la Pologne du parti Droit et Justice et le reste de l'Europe, particulièrement l'Allemagne. Y défendre l'état de droit n'est pas nier la « fierté » et la « capacité de résistance » de la Pologne, dit-il. Il avoue sa « grande irritation » et sa « rancune » à l'égard du président du conseil italien Matteo Renzi dont les critiques ont dépassé les limites de l'insulte. Et de son fameux « plan Juncker », ces 315 milliards d'euros d'investissement sensés relancer la croissance en Europe, il dit : « je ne veux pas dire que c'est un succès mais pas non plus son contraire ». On peut le comprendre : ce « plan » a été réduit à une garantie publique destinée à réassurer les activités de la Banque européenne d'investissement.

En l'écoutant, on pense aux célèbres pages d'Henry Miller sur Saturne. L'Europe serait sous la domination de cet astre « aussi éternel que la peur et l'irrésolution - un peu plus laiteux et nuageux a chaque compromis, à chaque capitulation ». Elle serait celle du « Colosse de Maroussi », publié en 1941, un Continent à la dérive qui porte « l'espoir blême de la race blanche, cette race d'intarissables babilleurs » et qui s'effondre, forte de ses 500 millions d'Européens, de sa richesse immense, sous le poids d'un million d'étrangers qui fuient la guerre, celle qui tremble devant quelques milliers de ses enfants barbares qui cherchent le sens de la vie dans son annihilation. Celle qui craint à la fois d'accepter et d'agir, incapable de prendre le monde tel qu'il est, habitée par « le doute, la perplexité, le scepticisme », qui refuse de se battre pour sauver ce qu'elle a de plus précieux : la paix et la liberté, d'aller et venir, de penser et de parler, qui se divise elle-même au lieu de chercher son unité.

Et Juncker dans tout cela ? Il admet : « ma génération n'est pas une génération de géants » mais celle « de faibles héritiers qui oublient vite ». Il n'appartient pas à ces « champions de l'irréversibilité » qu'étaient Kohl, Mitterrand ou Delors. Quelle irréversibilité, au reste ? C'est un homme du XXe siècle qui aimerait que l'on n'en oublie pas les leçons. Un politicien politiquement incorrect qui fume et boit, un des rares à admettre que le mensonge fait partie de l'exercice politique et qui, ce faisant, formule une vérité qui nous libère des mirages de la « transparence ». Juncker n'est pas un géant, ni un colosse, mais, dit-il, il lui « arrive de marcher la tête haute ». C'est l'un des derniers dirigeants européens à nous parler de nous, au lieu de se mettre, lui, en scène. Plus proche de la figure du sage que du cosmocrate. Millérien dans l'Europe saturnienne.