Cinquante nuances de jaune

Par Philippe Mabille  |   |  973  mots
Le ras-le-bol fiscal et le sentiment d'abandon éprouvé par le monde rural et les classes moyennes et populaires emportent tout, signe que le gouvernement a complètement raté sa pédagogie sur la taxation du carbone. (Crédits : POOL)
ÉDITO. Emmanuel Macron, le président disruptif qui a remporté l'élection présidentielle par effraction, en cassant la gauche et la droite et en faisant fi des corps intermédiaires, est confronté à un mouvement spontané tout aussi disruptif et diffus, qui échappe à tout encadrement, même si tous les partis d'opposition tentent de le récupérer. Par Philippe Mabille, directeur de la Rédaction.

Des jacqueries du Moyen Âge aux « chemises vertes » de l'entre-deux-guerres, ces comités de défense paysanne habillés de chemises de cette couleur pour défendre la cause des campagnes face aux villes en plein développement, en passant par les États généraux de 1789 jusqu'au mouvement poujadiste, il y a en France une très longue tradition de mobilisation populaire contre l'impôt. À chaque crise, sa couleur, et cette fois ce sont les « gilets jaunes » qui tétanisent le gouvernement en promettant de « bloquer la France » ce 17 novembre.

De façon assez ironique, ce président disruptif qui a remporté l'élection présidentielle par effraction, en cassant la gauche et la droite et en faisant fi des corps intermédiaires, est confronté à un mouvement spontané tout aussi disruptif et diffus, qui échappe à tout encadrement, même si tous les partis d'opposition tentent de le récupérer. Soutenu par Marine Le Pen, mais aussi par Jean-Luc Mélenchon, le mouvement des gilets jaunes prend, notamment sur les réseaux sociaux, des nuances de rouge-brun, et suscite la gêne et la méfiance des syndicats, eux aussi débordés.

Rater le travail de pédagogie sur la taxation carbone

À la différence du mouvement des « bonnets rouges » contre l'écotaxe, localisé en Bretagne au nom de la défense de son « exception » autoroutière, celui des gilets jaunes s'est diffusé dans toute la France. Sa capacité à bloquer réellement le pays est impossible à estimer à l'avance mais le mouvement a pris une dimension émotionnelle où la raison n'a plus de prise. On peut rappeler que le prix des carburants n'est pas plus élevé que lors du dernier pic du pétrole (qui a culminé à 140 dollars le baril en 2008), ou que le pouvoir d'achat d'une heure de Smic à la pompe a doublé depuis le premier choc pétrolier, rien n'y fait : le ras-le-bol fiscal et le sentiment d'abandon éprouvé par le monde rural et les classes moyennes et populaires emportent tout, signe que le gouvernement a complètement raté sa pédagogie sur la taxation du carbone.

Ce qui est très inquiétant, c'est que le Macron qui a réussi à faire passer sans blocage des réformes dures, comme les ordonnances assouplissant le Code du travail ou la réforme du statut des cheminots, n'ait pas eu les capteurs pour prendre à temps la mesure du malaise. L'Élysée l'a reconnu cette semaine : « Il est possible que nous ayons porté une attention trop vive aux réformes structurelles et pas assez au quotidien des Français. » Tout en notant que la mobilisation ne porte pas sur « les réformes elles-mêmes », l'entourage du chef de l'État assure que, désormais, ce sera le cas.

Tenter de désamorcer la colère (pour pas trop cher)

Sitôt dit, sitôt fait, mercredi, le Premier ministre, Édouard Philippe, a tenté de corriger le tir en annonçant une série de mesures d'accompagnement de la transition énergétique, comme l'élargissement du chèque énergie et le doublement des aides à la conversion automobile. En mettant 500 millions d'euros sur la table, à comparer aux 7 milliards de la hausse des recettes annuelles attendues de la nouvelle taxation des carburants, il tente de désamorcer la colère pour pas trop cher au moment où, fort opportunément, les prix à la pompe se détendent avec le recul des prix du pétrole.

Enfin, l'exécutif comprend que la transition écologique doit aussi être sociale, parce qu'elle touche indifféremment toutes les catégories, y compris les plus fragiles et ceux qui, n'ayant pas d'autre choix que la voiture individuelle, ont l'impression de devenir des vaches à lait sur roues...

Ne pas céder sur la transition, pour faire le choix de la cohérence

En maintenant la hausse des taxes sur les carburants, le gouvernement compte dorénavant sur les constructeurs automobiles pour que se multiplient des offres de conversion de vieux véhicules polluants vers des voitures plus récentes et des motorisations plus propres et plus économes. La formule connaît de fait un grand succès puisque 250.000 demandes de primes ont déjà été accordées et, avec le doublement annoncé, l'exécutif table désormais sur 1 million de véhicules changés d'ici à 2022.

Le chef de l'État a refusé de céder sur l'essentiel, c'est-à-dire la poursuite de la hausse programmée des taxes sur les carburants, qui va continuer de s'appliquer le 1er janvier prochain. Le gouvernement fait le choix de la cohérence face au manque de courage, pour ne pas dire la démagogie, de ceux qui, à droite, l'appellent à y renoncer, tel Laurent Wauquiez, le patron des Républicains, qui participera ce samedi au mouvement des gilets jaunes (!), ou qui, à gauche, demandent à Emmanuel Macron de rétablir l'ISF au nom de la « justice fiscale », comme s'il y avait un lien entre ces deux formes d'imposition.

Mais manquer d'ambition face aux vrais enjeux

Il n'en reste pas moins que les mesurettes annoncées cette semaine ne sont pas à la hauteur des enjeux. En matière de conversion du parc automobile, la France serait bien inspirée de regarder ce qui se passe en Chine, où le gouvernement accorde des aides fiscales massives pour accélérer l'électrification du parc automobile. C'est sans aucun doute ce manque d'ambition qui explique l'incompréhension à l'égard de la hausse du prix du carburant. Si Emmanuel Macron doit tirer une seule leçon de la crise des gilets jaunes, c'est qu'en matière de transition écologique et sociale, l'heure n'est plus à jouer « petit bras ». Et que si un bras est à tordre, c'est bien plutôt celui de Bercy, qui a une tendance fâcheuse à empêcher que l'argent de l'écologie soit fléché vers l'écologie...