Objet social des entreprises : la boite de Pandore

Par Philippe Mabille  |   |  929  mots
(Crédits : DR)
Faut-il, oui ou non, revoir l'objet social de l'entreprise pour mieux prendre en compte les intérêts des "parties prenantes" et ne pas le réserver aux seuls "intérêts des associés" ? Pas si simple... Retrouvez la chronique de Philippe Mabille dans "Entendez-vous l'éco" sur France Culture du jeudi 4 janvier 2018.

1832 et 1833, ce sont les numéros des deux articles du Code civil qui définissent, en droit français, ce qu'est une entreprise et que le gouvernement envisage de réformer, au printemps prochain, dans le cadre de la loi préparée par Bruno Le Maire au nom de code transparent comme l'eau claire : Pacte ou plan d'action pour la croissance et la transformation de l'entreprise.

Le sujet est en pleine actualité alors que le ministre de l'Économie lance ce vendredi en présence du ministre de l'Écologie, et des ministres du travail et de la justice les travaux de la mission sur "Entreprise et bien commun", confiée à Nicole Notat, présidente-directrice générale de Vigeo Eiris, et à Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin.

Que disent donc ces deux articles, dont l'éventuelle réécriture est en train de mettre le feu au patronat en pleine campagne électorale au Medef. Rédigés par les juristes du consulat auteur du code Napoléon, ils disposent que (art. 1832) « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter ». L'idée serait de rajouter la phrase « dans le respect des parties prenantes concernées ». Quant à l'article 1833, il dit que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés ». La modification consisterait à ajouter quelque chose du genre : « en tenant compte des intérêts des tiers prenant part en qualité de salariés, de collaborateurs, de donneurs de crédit, de fournisseurs de clients ou autrement au développement de l'entreprise ».

La réforme peut sembler de bon sens au vu des évolutions récentes du capitalisme, notamment au regard des enjeux climatiques et de responsabilité sociale des entreprises. Elle fait pourtant hurler le Medef qui dès l'annonce du projet, par Nicolas Hulot, ministre de l'Écologie, lors du One Planet Summit en décembre, rué dans les brancards : c'est selon le président du Medef, Pierre Gattaz, « une mauvaise idée au mauvais moment ».

Dans un communiqué, le Medef a rappelé que les entreprises intègrent déjà les démarches RSE et donc les parties prenantes et les questions environnementales dans leurs actions et que tout changement brutal de la définition de l'objet social des entreprises serait « JOUER AVEC LE FEU » sans mesurer les conséquences d'une telle initiative.

Le projet est pourtant soutenu par une partie, disons, plus éclairée, du patronat français... Parmi les promoteurs de cette refonte de l'objet social des entreprises, on retrouve Emmanuel Faber, le patron de Danone auteur d'un rapport sur la question, mais aussi Jean-Dominique Sénard, le patron de Michelin, qui mènera la mission lancée par le gouvernement avec Nicole Notat ou encore Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui préside l'Institut de l'entreprise, lequel, à l'écart du Medef, milite pour un capitalisme rénové. C'est un patronat inspiré par une vision chrétienne sociale, qui souhaite un meilleur équilibre entre les stakeholders et les shareholders, les parties prenantes et les actionnaires. L'idée est qu'il faut réformer le capitalisme pour pouvoir le sauver de lui-même. Le projet est aussi porté par Laurent Berger le secrétaire général de la CFDT, qui souhaite une plus grande participation des salariés aux conseils des entreprises, comme en Allemagne.

À l'inverse, les libéraux sont radicalement opposés à toute modification de l'objet de l'entreprise. Ils considèrent qu'il est dangereux de toucher aux tables de la loi du capitalisme, inspiré par les pères fondateurs comme Adam Smith selon qui c'est l'addition des intérêts égoïstes qui est le meilleur système pour défendre l'intérêt général... Idée que l'on retrouve aussi chez Milton Friedman.

En fait, le principal danger est d'ordre juridique. Changer l'objet social des entreprises, c'est les exposer à de nouveaux risques de contentieux avec leurs salariés, leurs actionnaires notamment les minoritaires, ou tout un chacun. C'est ouvrir une boite de Pandore, à l'image des class actions, et menacer des entreprises qui peinent encore à se rétablir de la crise.

Au-delà, il y a dans ce débat une dimension philosophique : si l'entreprise doit agir dans un cadre légal, a-t-elle le droit d'être « immorale » : vendre des armes, extraire du charbon ou vendre des cigarettes, ce n'est pas forcément éthique, mais ce n'est pas interdit. L'État peut le réguler ou peut le taxer, mais est-il du ressort de la loi de rendre l'entreprise éthique. La question est au cœur des réflexions sur l'évolution de notre modèle de société.

Peut-être le Medef n'a-t-il donc pas tort d'appeler à la vigilance. Finalement, le meilleur moyen d'agir, dans ces domaines, ce n'est pas forcément la loi, mais le marché. À preuve, déjà, sous la pression des investisseurs, de nombreux fonds d'investissement cessent les uns après les autres de financer certaines activités polluantes ou non éthiques. Pour défendre les parties prenantes, faut-il faire plus confiance à la loi ou au marché, voilà un beau débat pour repenser l'entreprise du 21e siècle. La bonne nouvelle est que celui-ci va être mené. Sa conclusion et la réalité des changements à opérer restent incertain.

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