Retraites : une recette compliquée, chère... et mauvaise

Par Philippe Mabille  |   |  719  mots
Laurent Berger, secrétaire générale de la CFDT. (Crédits : Ludovic Marin / AFP)
ÉDITO. En faisant l'unité syndicale contre lui en ouvrant la boîte de Pandore du report de l'âge de départ, Édouard Philippe a réussi à perdre et la CFDT et l'Unsa, les deux seuls syndicats réformistes à soutenir un régime de retraite universel par points. Compliqué, parce qu'il bouleverse tout l'équilibre social dans les 42 régimes concernés, cher, parce qu'il impose de prendre des mesures compensatoires pour les nombreuses victimes de la réforme, on est en droit désormais, s'il se traduit par des semaines de grève en plus, de se demander si ce projet ne serait pas mauvais. Par Philippe Mabille, directeur de la Rédaction.

Comme disait ma grand-mère, on différencie les bonnes et les mauvaises recettes de cuisine à l'instinct. Les premières sont simples à reproduire et peu chères à servir ; les secondes sont incompréhensibles et souvent très onéreuses, vu le nombre des ingrédients qui composent le plat. C'est pour avoir oublié ce vieil adage populaire qu'Emmanuel Macron et Édouard Philippe sont en train de rendre indigeste le plat de la réforme des retraites sur laquelle le gouvernement tergiverse depuis deux ans. La veille de la présentation, ce mercredi au Cese, de l'intégralité de son projet, le Premier ministre, réaliste, avait pris les devants :

« Il n'y aura pas d'annonces magiques. Ce n'est pas parce que je fais un discours que les manifestations vont cesser... »

Il ne croyait pas si bien dire.

La réforme systémique voulue par Macron occultée

Sur le fond, Édouard Philippe n'a rien annoncé de nouveau que l'on ne savait déjà depuis le rapport Delevoye en juin, à quelques nuances près. Sur la forme, le Premier ministre a certes fait un vrai effort de pédagogie et d'explication, tentant de justifier, au nom de la refondation d'un « nouveau pacte entre les générations », le choix du passage à un régime universel à points.

Mais comme il pouvait s'y attendre, Édouard Philippe a surtout réussi à faire l'unité syndicale contre lui en franchissant le Rubicon d'un report « progressif » à 64 ans de « l'âge d'équilibre » pour prendre sa retraite à compter de 2027 (au lieu de 2025, une très légère inflexion de sa part...). Ce faisant, le chef du gouvernement a, comme on dit au poker, fait tapis en abattant son jeu sans ambiguïté : la réforme systémique voulue par Macron est occultée par la réforme paramétrique, purement budgétaire, réclamée par Bercy, qui l'a emporté sur les « politiques » de l'Élysée qui recommandaient au chef de l'État de ne pas mélanger les deux objectifs au risque que les Français, déjà complètement perdus, soient encore plus désorientés.

Pour les syndicats, la "ligne rouge" est franchie

Selon les syndicats réformistes, la CFDT et l'Unsa, qu'Emmanuel Macron voulait faire basculer dans son camp au nom des acquis sociaux, réels, permis par la réforme, pour les femmes ou les précaires, « la ligne rouge » a été franchie. Même la CFE-CGC considère que la réforme est « de plus en plus dangereuse pour les salariés et les cadres », alors que le Premier ministre n'a pris aucun engagement sur les réserves de l'AgircArrco, 60 milliards d'euros sur lesquels lorgne Bercy pour financer avec les excédents des salariés du privé les déficits du public. Résultat, au lieu de fissurer le front syndical, le Premier ministre n'a fait que le renforcer et sans doute conduire à durcir le mouvement de grève qui paralyse le pays depuis le 5 décembre.

En reportant l'application de la réforme aux jeunes de la génération 1975 (une date choisie exprès pour qu'elle s'adresse à Emmanuel Macron, né en 1977 ?), le pouvoir tente de rallier à sa cause la génération des « grands-pères » qu'il veut désolidariser des petits-fils qui la prendront de plein fouet (la génération 2004, celle qui aura 18 ans en 2022, sera « la première à intégrer le système universel »). Comme le dit en coulisse Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron aurait les yeux plus gros que le ventre, autre expression populaire qui dit qu'à trop en demander on risque de tout perdre... On est loin en tout cas du projet initial selon lequel, dans le nouveau système, un euro cotisé ouvrirait les mêmes droits pour tous. Si le projet passe, on a compris que chaque régime pourra négocier directement ses particularismes.

Compliqué, parce qu'il bouleverse tout l'équilibre social dans les 42 régimes concernés, cher, parce qu'il impose de prendre des mesures compensatoires pour les nombreuses victimes de la réforme, le projet, s'il se traduit par des semaines de grève en plus, ne serait-il pas mauvais ? On est du moins en droit de se demander si une remise à plat ne serait pas nécessaire pour rassurer les 30 millions d'inquiets qu'il a réussi à faire naître.