Et si « le monde d’après » ne venait jamais ?

Par Abdelmalek Alaoui  |   |  969  mots
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste. (Crédits : Guepard/LTA)
Rupture(s). Depuis 400 jours, politiciens, économistes et experts multiplient les analyses et conjectures sur le monde post-pandémie, qu’ils envisagent tous moins fracturé socialement, plus juste sur le plan économique, et plus « vert » au niveau environnemental. Toutefois, la résurgence violente du virus dans certains grands pays, combinée à la probable nécessité de se refaire vacciner dans quelques mois, éloigne de plus en plus cette perspective. De fait, le « monde d’après » sera-t-il plutôt « le monde d’avec » ?

16 avril 2021. Un communiqué laconique d'un géant de la pharma vient confirmer ce que beaucoup craignaient. Selon Albert Bourla, PDG de Pfizer, une troisième dose de son vaccin sera « probablement » nécessaire, d'ici six à douze mois. Enfonçant le clou, l'emblématique patron grec du géant américain, fils de survivants de la Shoah, affirme qu'il faudra vraisemblablement se faire vacciner chaque année. Les mots sont pesés au trébuchet, comme cela est de rigueur pour la communication souvent millimétrée des multinationales du médicament. Mais personne n'est dupe. Derrière les précautions de langage, le message est clair : le vaccin développé contre le coronavirus ne dispense l'immunité que pendant un temps limité, ce qui signifie qu'il faudra à nouveau se faire administrer le sérum de manière périodique pour être protégé.

Dans un contexte où la compétition mondiale pour l'accès au vaccin s'est intensifiée, contribuant à fracturer encore plus la planète entre pays riches et pauvres, cette information est cruciale. Elle signifie que la bataille des vaccins, que beaucoup espéraient conjoncturelle, risque de se transformer en guerre sanitaire mondiale.

Les riches pourront produire des vaccins, les pauvres devront l'acheter

D'un côté, ceux qui disposent du savoir-faire et du capital seront vraisemblablement en capacité de construire des unités industrielles pour fabriquer les vaccins, les réservant en priorité à leurs citoyens. Ainsi, l'Occident ainsi que l'Asie du Sud Est et la Russie devraient être parés dans douze à dix-huit mois. De l'autre côté, l'Afrique, l'Amérique du sud, le Moyen-Orient deviendront dépendant des surplus de vaccins fabriqués par les pays riches. Devant le refus des géants pharmaceutiques de mettre dans le domaine public la composition du vaccin, cette polarisation contribuera vraisemblablement à aggraver les inégalités et les lignes de fracture mondiales. En bref, les riches pourront produire des vaccins, et les pauvres devront l'acheter.

Bien entendu, certains pays émergents ou à revenu intermédiaire développeront des usines de fabrication sous licence, mais ils ne feront certainement que le « bout de chaîne » du vaccin, communément appelé en anglais« fill in bottle ». A l'instar de l'industrie automobile, les pays disposant d'un avantage compétitif en termes de salaires se chargeront des dernières étapes d'assemblage du vaccin, mais resteront dépendants de la matière première stratégique. Ils seront donc loin de l'indépendance et la souveraineté sanitaire que beaucoup jugent pourtant indispensable pour enrayer durablement la pandémie. En effet, il suffira d'une rupture logistique ou économique de l'amont de la chaîne de production pour que les unités situées au sud soient paralysées.

Déplacements et rassemblements durablement contraints ?

Que signifie ce scénario ambivalent pour l'équilibre de l'économie mondiale ? D'abord, les déplacements internationaux seront vraisemblablement contraints par des mesures contraignantes, et pendant longtemps. En effet, les pays ayant achevé ou presque leurs campagnes de vaccination voudront - et c'est naturel - empêcher les ressortissants de pays non immunisés de venir sur leurs territoires, craignant qu'ils n'apportent des variants du virus non couvert par le sérum utilisé. De plus, ces pays empêcheront leurs citoyens de se rendre facilement dans des pays où la pandémie est encore forte. C'est déjà le cas en ce moment en Israël, champion mondial de la vaccination, qui limite fortement les voyages malgré une situation sanitaire favorable. Cela signifie que les échanges internationaux seront durablement impactés, et que des industries cruciales pour les pays en développement, tel le tourisme, connaîtront encore des jours difficiles. En bref, le déséquilibre structurel qui se profile dans la chaîne mondiale des vaccins constituera une double peine pour les pays pauvres et émergents, qui se retrouveront, une fois encore, dépendants des nations développées pour redémarrer leurs économies.

Le spectre du court-termisme

Existe-t-il des alternatives à cette perspective effrayante? Pas vraiment. La plupart des initiatives visant à renforcer la solidarité nord-sud sur le plan vaccinal se sont heurtées à la montée des nationalismes, ces derniers étant exacerbés par la crise économique et le raccourcissement du temps politique. Inédite par son ampleur et ses conséquences, la pandémie est hantée par son inévitable corollaire : le court-termisme.

Pourtant, quelques leaders mondiaux, visionnaires ou en fin de mandat, ont prévenu des conséquences potentiellement catastrophiques de la poursuite de la ligne de conduite actuelle. Ne pas soutenir les pays pauvres et émergents expose en effet le monde à une liste de risques presque aussi longue que les dix plaies d'Égypte. Sur le plan économique, l'assèchement des tissus économiques du sud privera les entreprises du nord de débouchés et aggravera le déclin de leurs économies.  Au niveau social, cela accentuera la pression migratoire et mettra sous pression les grands axes de transit ainsi que les zones de réception des candidats au départ, créant un abcès de fixation en Europe du sud notamment, mais également au sud des États-Unis.

Enfin, sur le plan géopolitique, l'on devrait assister non seulement à une montée des tensions est-ouest, mais également à une intensification de tous les extrémismes issus de poches isolées en situation de crise. En bref, ne pas s'atteler à réduire les inégalités vaccinales constituera le terreau fertile pour une situation globale d'instabilité pouvant conduire vers un monde beaucoup moins stable.

Ne pas "gaspiller une bonne crise"

Winston Churchill conseillait de ne pas « gaspiller une bonne crise ». Jusqu'à présent, il semblerait que nous n'ayons pas tiré les enseignements de la pandémie, alors même que la perspective d'un « monde d'après » s'éloigne chaque jour un peu plus. Serons-nous capable d'un sursaut ?