France : ni reine, ni pion... ni fou ! Plutôt la tour d'angle, l'allié le plus solide des fins de partie (2/2)

Par Le groupe de réflexions Mars*  |   |  2371  mots
"La géopolitique a placé la France en Occident. La question débattue est celle de sa place parmi les puissances maritimes ou dans le Rimland contesté par les puissances continentales. La visite américaine du président Macron y a répondu. Reste à traduire dans la future loi de programmation militaire cette ambition réaffirmée" (Le groupe de réflexions Mars) (Crédits : ELIZABETH FRANTZ)
Pour le groupe Mars, le vrai défi pour les Occidentaux, c'est de saisir toutes les dimensions et les enjeux du conflit russo-ukrainien afin d'en sortir le plus vite possible en élaborant une solution de paix durable qui convienne à toutes les parties. Il considère que le succès de la récente visite d'État du président Macron aux États-Unis est "un coup de maître". Il replace même la France à sa juste place sur "le grand échiquier mondial". Par le groupe de réflexions Mars.

Nous vivons la fin de l'universalisme voulu en 1945, avec un choc dans la conception des relations internationales qui met face-à-face égalité et hiérarchie des Nations (intervention en Ex-Yougoslavie, au Kosovo, en Irak, en Géorgie, en Ukraine). Ce choc conduit à des conflits marqués par une politique du fait accompli par le plus fort avec un gel temporaire de situations territoriales iniques et géopolitiques instables.

La guerre entre la Russie et l'Ukraine, et plus globalement de la Russie contre des pays occidentaux qui agissent par procuration à la limite de la cobelligérance (renseignement, planification, communication, ciblage, fourniture d'effecteurs/munitions, entraînement), démontre toute la pertinence des principes développés par Sun Tzu, dont l'art suprême est de vaincre l'ennemi sans combat : primauté du renseignement (humain, technique, satellitaire...), boucle courte décisionnelle (développée dans les années 80 par le colonel de l'US Air force John Boyd), fluidité des actions menées par des subordonnés de confiance, actions coercitives et dialectique dissuasive pour éviter le combat frontal majeur avec l'ennemi.

Neutralisation du champ de bataille

Le constat actuel en Ukraine montre la neutralisation presque totale du champ de bataille. La bataille est menée par des armées conventionnelles qui sont en grande partie paralysées. Tout ce qui est immobile ou bouge lentement (y compris sur la mer) est susceptible d'être détruit par des frappes précises dans la zone de contact (avec une identification des forces ennemies et amies) et sur les arrières (dépôts, ports, mouillage, bases).

Face à l'échec militaire russe (pertes humaines et matérielles) résultant de l'emploi de moyens conventionnels coûteux et devant l'incapacité d'agir directement sur le gouvernement à Kiev, il reste, pour atteindre ou influencer directement ou indirectement le commandement en chef (premier cercle), une réflexion coût/bénéfices théorisée dans les cinq cercles du théoricien de l'USAF John Warden. Dans cette réflexion conçue pour éviter le gaspillage de temps et d'énergie, les armées deviennent des objectifs secondaires qui peuvent être déstabilisés de l'intérieur (inefficacité du système de commandement et de contrôle, motivation de la troupe).

Ces cercles se déclinent en un 1er cercle, le commandement, un 2e cercle, les éléments organiques essentiels (production d'énergie, fourniture de carburant, approvisionnement en nourriture et finances), un 3e cercle (l'infrastructure, principalement les lignes de communication), un 4e cercle (la population) et enfin un 5e cercle, les forces armées ennemies. Il s'agit ni plus ni moins d'une relecture de la théorie clausewitzienne de la « trinité stratégique » (gouvernement-peuple-armée) à la lumière de l'expérience des conflits du XXe siècle.

Clairement, en Ukraine, le « centre de gravité » stratégique n'a jamais été l'armée, mais d'abord le pouvoir central, et à présent la population. Le pouvoir russe n'a pas pour ambition de détruire l'armée ukrainienne dans une bataille décisive et a dû renoncer à renverser le gouvernement démocratique à Kiev. Il s'attaque donc à la population en détruisant les infrastructures, non pour la « punir » (le Kremlin ne raisonne pas en termes moraux) mais pour l'user moralement jusqu'à ce qu'elle veuille en finir à tout prix.

Une guerre hybride poussée à son paroxysme

Que la soldatesque russe se soit rendue coupable de crimes de guerre en massacrant des prisonniers et des civils désarmés à Boutcha et ailleurs, c'est plus que probable. Des gendarmes français concourent d'ailleurs à en rassembler les preuves. Mais parler de crime de guerre à propos de la destruction des infrastructures n'a aucun sens tant que les civils ne sont pas ciblés en tant que tels. Mener une guerre non conventionnelle n'est pas en soi un crime.

Dans un contexte de guerre hybride poussée à son paroxysme, tous les leviers, de la subversion politique jusqu'à une dissuasion coercitive, sont susceptibles d'être actionnés simultanément. Le sabotage, le terrorisme, l'assassinat, l'influence informationnelle et cognitive, l'action par proxy, par milices, par retournement et contrôle de populations, l'intervention physique, cybernétique, dans l'espace, sur les moyens logistiques, le déploiement d'avions à capacité nucléaire, l'augmentation des patrouilles de SNLE, des vols de démonstration et les discours publics sur les capacités nucléaires ... font partie du caractère hybride de tout conflit moderne.

Simultanément, nous assistons à un grand écart dans l'usage des moyens entre une guerre « low cost » à base de drones « kamikazes » contre les fonctions organiques et les infrastructures vitales ou des éléments militaires majeurs, des frappes avec des missiles hypersoniques sur des centres urbains ou logistiques, des destructions (sabotage) de réseaux d'approvisionnement en énergie ou de transfert de data (réseaux par fibre ou satellitaires), de capacité de Jihad (déclaration du leader Tchétchène Ramzan Kadyrov), d'actions de guerre informationnelle, d'actions dans le spectre électromagnétique, dans l'espace exo-atmosphérique et cybernétique. Les effets de ces actes peuvent mettre en cause les capacités essentielles de fonctionnement et de résilience d'une nation. Nous constatons aussi de facto l'impossibilité de représailles significatives contre l'agresseur qui bénéficie d'une sanctuarisation de son territoire permise par la possession de l'arme nucléaire.

Plus généralement, un conflit militaire local (aux conséquences mondiales) est, à ce stade, contenu au niveau tactique par la dissuasion nucléaire : interdiction de destruction mutuelle entre États dotés et protection des pays concernés par la dissuasion américaine élargie dans le cadre de l'alliance atlantique ou d'accords bilatéraux dans la zone indopacifique.

Menace majeure : dissuasion et protection liées

Toutefois, le nucléaire n'a de sens que si le seuil d'un emploi potentiel est suffisamment élevé pour conserver la crédibilité de la dissuasion (mise en péril des intérêts vitaux ou essentiels), d'où l'impérative nécessité de posséder des moyens conventionnels de protection d'un niveau significatif et des systèmes de reconnaissance, de renseignement et d'alerte levant les doutes sur l'origine et la nature des menaces sur la nation afin d'empêcher tout contournement.

Dissuasion (acte ultime de prévention) et protection sont directement liées pour faire face à une menace majeure. Ces deux fonctions stratégiques sont aussi primordiales pour préserver la liberté d'intervention et d'action et pour être résilient face à un chantage de toute nature.

La sécurité humaine est au centre des conflits hybrides et de haute intensité. L'influence sur l'ensemble des peuples et la destruction de la résilience des nations sont des objectifs stratégiques pour les puissances révisionnistes. Dans les conflits récents, l'humain est au cœur des rapports de force et l'humanité peut être prise en otage. Elle peut devenir une arme par la création de déséquilibres géoéconomiques et par des effets migratoires (demandeurs d'asile et réfugiés politiques).

Ces effets peuvent être aggravés par les conséquences du changement climatique et de la biodiversité. La manipulation des individus passe par des atteintes aux droits humains, pouvant aller du déplacement de population jusqu'à la commission de crimes de guerre. Les défis humanitaires sont dans des champs de guerre économique, de chantage sur les matières premières, d'approvisionnement en énergie et de sécurité alimentaire. Ils peuvent faire l'objet d'actes de coercition économique, avec des conséquences globales.

Agir par l'intermédiaire des populations

Le président de la fédération de Russie a très tôt pris conscience de ces enjeux. Pendant sa jeunesse universitaire, Vladimir Poutine suit des études de droit à l'université de Leningrad. Il obtient son diplôme à 23 ans avec un mémoire sur « le principe du commerce de la nation la plus favorisée en droit international ». Après la Guerre froide, il retourne à Leningrad pour y reprendre son service opérationnel à la direction locale du KGB, comme conseiller aux affaires internationales du recteur de l'université de Leningrad, et retrouve son professeur d'université, Anatoli Sobtchak, qui est élu maire de la ville en juin 1991. Poutine devient son conseiller aux affaires internationales.

En 1994, il tient le poste de premier adjoint et responsable des relations extérieures de la mairie. A ce titre, il est chargé de négocier des accords « ressources contre nourriture ». Face au secteur privé, il apprend, à ses dépens, l'importance économique de la sécurité alimentaire et de la survie de la population, et comprend que le seul atout dont un État dispose est de maîtriser les matières premières et stratégiques : les aliments de base ainsi que l'uranium, le pétrole et le gaz.

En 1997, il signe une thèse dont le premier chapitre porte sur la géopolitique de la région de Leningrad, le deuxième traite de la planification stratégique et de la reproduction des ressources minérales, le troisième chapitre traite du développement de l'infrastructure dans la région de Leningrad. Même si de gros doutes subsistent sur le rédacteur réel et sur d'éventuels plagiats, « la philosophie fondamentale de Poutine demeure économico-centriste » selon Michel Eltchaninof.

Agir par l'intermédiaire des populations, d'autres l'ont dit et l'ont fait dans certains cas. A la veille de l'offensive contre l'Irak, après l'invasion du Koweït, le 2 août 1990, le président Bush père était en plein accord avec le secrétaire d'État américain James Baker qui a prononcé ces paroles : « Nous les ramènerons à l'âge de pierre ». De même, en septembre 2012, la presse révélait que l'armée israélienne avait des plans pour « ramener l'Iran à l'âge de pierre avec une bombe électromagnétique » (The Times of Israël, 9 septembre 2012).

La campagne anti-infrastructures (terreur sur le peuple) en Ukraine présente une forme nouvelle de gestion de l'agression russe qui procède d'une analyse du type Warden sur la conduite d'une campagne aérienne. Finalement, le but ultime est de créer une défiance complète à l'encontre des Occidentaux considérés, entre autres, comme anciens colonialistes, prosélytes de valeurs universalistes inappropriées, d'un modèle de société en déshérence et d'un droit humanitaire porteur d'ingérences. Surtout, comme le montre le désastre de Kaboul en août 2021, ces « Occidentaux dégénérés » ne sont que des mauviettes incapables de faire la guerre et de la gagner.

Ce que la réalité tactique montre en Ukraine, ce n'est certes pas une meilleure aptitude du virilisme russe. Mais la propagande joue à plein, et la tactique n'est que secondaire dans cette guerre hybride.

Le coup de maître d'Emmanuel Macron

Le vrai défi pour les Occidentaux, c'est d'en saisir toutes les dimensions et les enjeux afin d'en sortir le plus vite possible en élaborant une solution de paix durable qui convienne à toutes les parties, y compris le « leader from behind », dont les buts de guerre restent inchangés depuis leur formulation explicite par Zbigniew Brzezinski dans Le grand échiquier, l'Amérique et le reste du monde (1997) : « Le maintien de la primauté des États-Unis est essentiel non seulement pour le niveau de vie et la sécurité des Américains, mais aussi pour l'avenir de la liberté, de la démocratie, des économies ouvertes et de l'ordre international ».

Pour cela, il faut « éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l'état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives » et parfaitement identifier les « acteurs géostratégiques » qui risquent « d'affecter les intérêts de l'Amérique » et les « pivots géopolitiques » qui ont « un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires ». Et Zbigniew Brzezinski d'ajouter « sans détour, l'Europe de l'Ouest reste un protectorat américain » !

A cet égard, le succès de la récente visite d'État du président Macron aux États-Unis est un coup de maître. Il replace la France à sa juste place sur "le grand échiquier" mondial : ni reine, ni pion... ni fou ! Plutôt la tour d'angle, l'allié le plus solide des fins de partie. Il n'existe pas de gris sur un échiquier. Que la guerre en Ukraine ait été voulue ou non par les Américains n'a aucune importance. La géopolitique a placé la France en Occident. La question débattue est celle de sa place parmi les puissances maritimes ou dans le Rimland contesté par les puissances continentales. La visite américaine du président Macron y a répondu. Reste à traduire dans la future loi de programmation militaire cette ambition réaffirmée. En tout cas, nos horizons ne se limitent pas au rivage des Scythes ni aux remparts de Chersonèse.

Ne pas financer l'achat d'armes américaines de Varsovie

Dès lors, toute notre politique européenne devrait être orientée par notre situation géopolitique. Comme les Britanniques, nous sommes une puissance moyenne aux ambitions mondiales qui ne se limitent pas à l'Europe. Mais contrairement à nos voisins d'outre-Manche, nous sommes une puissance continentale qui ne peut se désintéresser des enjeux européens. Il ne saurait être question de sortir de l'UE, mais il faut à présent en utiliser tous les leviers pour les mettre au service de nos intérêts.

Nous ne pouvons plus nous appauvrir de 10 milliards par an pour financer l'achat d'armement américain ou coréen par la Pologne, en passe de devenir, avec notre argent, la première puissance militaire continentale. Cet argent doit notamment être investi pour faire face à la désindustrialisation qui nous menace du fait d'une politique énergétique européenne irresponsable, à commencer par l'industrie de souveraineté.

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.