Loi Travail : Manuel Valls face au syndrome du CPE

Par Philippe Mabille  |   |  1266  mots
Editorial. Dix ans après la révolte (de gauche) contre le projet de la droite du contrat première embauche (CPE), la réforme du code du travail voulue par le gouvernement socialiste, sans doute le texte le plus important du quinquennat, soulève une bronca à gauche à nouveau. Pour le Premier ministre, c'est aussi le symbole de la clarification idéologique à un an de la présidentielle, entre la "vieille gauche, celle du 19e siècle et "ceux qui sont au 21e siècle... Et l'occasion de tenter de trianguler à la fois Macron, Hollande et la droite.

« Il y en a qui sont encore au XIXe siècle, nous, nous sommes résolument au XXIe siècle »... En déplacement à Strasbourg avec les ministres du Travail et de l'Économie, lundi 22 février, Manuel Valls avait anticipé sur la tribune au vitriol publié ce mercredi dans Le Monde pour dénoncer la réforme du marché du travail.

« Non, le CDI n'est pas remis en cause... Non, la durée légale du travail n'est pas modifiée... » : le chef du gouvernement a fermement défendu le projet de loi présenté par Myriam El Khomri, qui soulève une bronca à gauche et parmi les syndicats. Même le d'ordinaire modéré Laurent Berger, patron de la CFDT, a jugé le texte « très déséquilibré » entre la flexibilité et la sécurité. Parmi les points de désaccord, la possibilité de moduler le temps de travail au-delà d'un an et surtout le « permis de licencier » accordé aux entreprises à travers une « clarification » des motivations d'un licenciement économique, censé encadrer le pouvoir d'appréciation du juge. "Pas ça, pas nous, pas la gauche", a crié Martine Aubry dans sa tribune co-signée avec Daniel Cohn-Bendit et ses soutiens lors de la primaire socialiste de 2011. Dans un texte d'une rare violence où presque rien de ce qu'a fait François Hollande depuis l'arrivée de Manuel Valls à Matignon ne trouve grâce à ses yeux, la maire de Lille tape dur, mais pourtant, ne propose pas d'alternative à part de ne rien toucher au code du travail.

Reste que le timing et la méthode du gouvernement pose question. Pourquoi si tard dans le quinquennat, s'attaquer aux totems et tabous de la gauche ? Manuel Valls a donné jeudi une partie de la réponse : selon le chef du gouvernement, « Cette tribune a un avantage : cela oblige tout le monde à clarifier et à assumer. Il faut que tout le monde assume ». Pour autant, Myriam El Khomri tente une conciliation avec les syndicats pour trouver un compromis sur son texte, que beaucoup appellent déjà la loi "El Macron" tant elle reprend les thèses du ministre de l'économie. Le Premier ministre, après n'avoir pas exclu de passer en force en utilisant l'article 49-3, se dit déterminé à aller « jusqu'au bout », quitte à trouver une majorité au Parlement avec le centre et la droite pour achever la recomposition politique qu'il semble désormais assumer. NKM, Juppé le soutiennent, à condition qu'il "ne soit pas dénaturé".

Alors que la CGT parle de « Vigipirate social renforcé », une intersyndicale CGT, CFDT, FO, Unsa, CFE-CGC, FSU, Solidaires et UNL (lycéens) prépare la riposte. Pour la première fois, un front syndical uni (hormis la CFTC) manifestera-t-il contre François Hollande ? Pour l'instant, les syndicats n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une action unitaire, dans l'attente d'en savoir plus sur le projet de loi, qui devrait être présenté au conseil des ministres du 9 mars.Tous les ingrédients de la première poudrière sociale du quinquennat sont cependant réunis, et ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir le gouvernement engager ce bras de fer à un an de la prochaine élection présidentielle, comme s'il jouait son avenir sur ce dernier coup.

Présenté comme une réponse au chômage de masse (preuve qu'on n'a pas « tout essayé »), le texte veut lever les freins à l'embauche, partant de l'hypothèse que les entreprises, notamment les PME, ont peur d'embaucher parce que le licenciement est trop coûteux et trop aléatoire. Le texte reprend la plupart des propositions du ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, qui voulait les intégrer au départ dans sa loi sur les Nouvelles opportunités économiques (#Noé) : plafonnement des indemnités prud'homales, rééquilibrage entre les droits réels et les droits formels des travailleurs...

Emmanuel Macron en est convaincu, la « vraie » gauche doit se concentrer sur les droits réels et donc s'intéresser en priorité à ceux qui sont en dehors du système. Or, indéniablement le projet de loi El Khomri changerait de façon assez conséquente les curseurs du marché du travail en France. Pour reprendre le jargon des économistes, après des décennies pendant lesquelles la loi a donné la priorité aux « insiders », les salariés en CDI, sur les « outsiders », les précaires et les chômeurs, c'est la première fois que le balancier repart à ce point en direction de la flexibilité. Avec l'espoir donc de changer la donne pour les « exclus », quitte à précariser les « inclus ».

Ce « big bang » social est la dernière cartouche à la disposition de François Hollande pour tenter de dégeler l'emploi et remporter enfin son pari d'inverser la courbe du chômage, condition pour qu'il puisse briguer un second mandat en 2017. Mais d'autres nourrissent des arrière-pensées, à travers la bataille politique et sociale qui s'annonce.

Manuel Valls, qui se place délibérément en première ligne, tente ainsi une triangulation pour à la fois se débarrasser de la vieille gauche, celle du XIXe siècle donc, et incarner le camp du pragmatisme et de la modernité. L'objectif est triple : écarter un rival dangereux, en l'espèce Emmanuel Macron, mis de côté pour le marginaliser sur ce qui aurait dû être sa réforme ; isoler dans le même temps François Hollande, en rétrécissant son spectre politique (malgré l'entrée des trois Verts au gouvernement, contre l'avis de Valls) voire en faisant éclater la gauche ; et forcer une recomposition politique en France, du centre gauche au centre droit.

Ce coup politique ressemble à cet égard à la tentative de Dominique de Villepin de prendre le dessus en 2005 sur Nicolas Sarkozy avec le CPE (contrat première embauche). Stratégie audacieuse mise en échec par la révolte des lycéens et des étudiants, et sur laquelle se fracassèrent ses ambitions présidentielles.Le succès de la pétition en ligne (600.000 signatures, version de gauche radicale de la mobilisation des "Pigeons" et du hastag #Onvautmieuxqueça) montre que la bataille de communication n'est pas gagnée pour le gouvernement, qui va devoir mieux expliquer la cohérence de son projet pour l'emploi dans une économie en pleine transition numérique. Si Manuel Valls, la réussit, il aura pris un coup d'avance pour être le recours si François Hollande devait être empêché de se représenter en 2017, c'est-à-dire s'il se confirme qu'il n'a aucune chance de se qualifier pour le second tour. Mais si Valls échoue, si la rue vient  contrecarrer ses plans, il risque aussi de brûler sur ce "coup" tous ses vaisseaux...

Il reste enfin à espérer que cette nouvelle réforme du marché du travail, si elle va au bout de son parcours parlementaire, soit efficace pour relancer l'emploi. Cette plus grande flexibilité est peut-être une condition nécessaire, mais comme l'a dit Louis Gallois, auteur du rapport qui a donné naissance au CICE, c'est quand même d'abord le carnet de commandes qui déclenche l'embauche...

Une chose est sûre, le patronat pourra difficilement avoir à la fois des conditions de licenciements plus aisées et une réforme ambitieuse de l'assurance chômage, dont la convention est à nouveau en chantier. Introduire de la dégressivité sur l'indemnisation du chômage tout en flexibilisant l'emploi ne sera pas aisé à défendre tant que le nombre des chômeurs n'aura pas significativement baissé. Le statu quo sur l'Unedic sera peut-être le prix à payer pour la loi Valls-El Macron...