Pourquoi l’Afrique est indifférente à la présidentielle française

Par Abdelmalek Alaoui  |   |  982  mots
Abdelmalek Alaoui, éditorialiste (Crédits : Guepard/DR)
CHRONIQUE - RUPTURE(S). Il n’y a pas si longtemps, les élites africaines « francophiles » se passionnaient pour l’élection présidentielle française. Le débat d’entre deux tours réunissait des centaines de milliers d’Africains devant leurs écrans, et des familles se déchiraient autour de « leur » candidat préféré… bien que ne votant pas. Mais ça, c’était avant. Désormais, le continent affiche à l’endroit de l’échéance majeure électorale française du désintérêt, voire de l’indifférence. Trois mouvements de fond l’expliquent. Par Abdelmalek Alaoui, CEO de Guepard Group et ex-CEO de La Tribune Afrique.

La France a-t-elle encore une politique africaine ? Depuis vingt ans, voulant à tout prix sortir du système de la « Françafrique », cet écheveau complexe composé d'intérêts mutuels parfois obscurs imaginé et piloté par l'inamovible Jacques Foccart, Paris a considérablement perdu de son influence sur le continent.

Les successeurs de cette figure incontournable qui vascularisait les liens entre l'Élysée et les Présidences africaines n'ont pu que constater l'irrémédiable perte d'influence de Paris sur les terrains économiques et politiques. La Chine et d'autres acteurs émergents se sont mis à occuper des positions stratégiques dans l'énergie, le transport, la logistique ou encore la technologie et les armes, autrefois chasse gardée des entreprises hexagonales.

Beaucoup, au nom du « nouveau monde » qui se dessine depuis trente ans, se sont réjouis de la fin du système de la « Françafrique ». Mais « l'ancien monde » n'avait pas disparu pour autant. Ça et là, des résurgences du clientélisme organisé entre la France et le continent se sont fait jour, portées le plus souvent par des héritiers putatifs de Foccart. Or c'est précisément là que s'est amorcé le désintérêt croissant des élites africaines pour la France.

Leur constat était le suivant : d'un côté, les Africains sont confrontés à un discours officiel français ambitieux qui prône un rééquilibrage des relations, de la transparence, et un partenariat « gagnant-gagnant » selon la formule consacrée. De l'autre, les Africains voient la persistance de pratiques anciennes, des comportements parfois cavaliers, ainsi que des positions politiques et un engagement économique français sur le continent rendu illisible.

Les Africains, notamment, ont été heurtés par la volonté de « relocaliser » certaines industries en France, tout en asséchant l'Afrique de ses talents à travers des dispositifs d'immigration économique avantageux. Le tout en affichant des ambitions pour continuer de vendre des produits manufacturés à forte valeur ajoutée, allant des radars aux trains en passant par des avions ou des bateaux. En économie, cela s'appelle un trilemme, soit un dilemme à trois dimensions irréconciliables. Disons-le tout net, les Africains ne sont pas friands du trilemme...

Une reconfiguration géopolitique profonde en Afrique...

A un deuxième niveau, le désintérêt croissant pour la politique française, et notamment la présidentielle, s'explique par une reconfiguration géopolitique majeure qui est à l'œuvre en Afrique. Au Maghreb, la rivalité et l'inimitié chronique entre l'Algérie et le Maroc se sont intensifiées ces dernières années, créant une ligne de fracture supplémentaire sur la rive sud de la Méditerranée.

Misant sur les services et l'industrie - notamment automobile - le Maroc se rêve en « nouveau champion du sud », fort de sa stabilité institutionnelle et macro-économique. S'appuyant sur ses formidables réserves de gaz et de pétrole, l'Algérie joue sa partition, et tente encore récemment de peser sur l'équilibre énergétique du sud de l'Europe, sur fond de guerre en Ukraine.

En Afrique subsaharienne, les vagues de coups d'Etat récentes, vraisemblablement accélérées par la crise économique induite par la pandémie, ont obligé un certain nombre d'États à se recentrer sur leurs agendas intérieurs et à se tourner vers des partenaires extérieurs en capacité de leur apporter des « réponses pragmatiques à des problèmes urgents », pour reprendre une formule lumineuse d'un haut diplomate du continent.

La France, aux prises elle-même avec la crise de la Covid-19 et une montée des extrêmes, n'a pas pu, ou su, être de ces pays en capacité d'apporter une réponse rapide au continent. Enfin, en Afrique anglophone, le Brexit a accéléré la montée en puissance de Londres, qui tente désormais d'activer un nouveau « Commonwealth économique » et se montre à cet égard très volontaire sur le continent, multipliant échanges, accords bilatéraux et multilatéraux, ainsi qu'opérations de séduction.

Et dans le monde...

Le troisième mouvement de fond est à l'œuvre en ce moment même. La crise en Ukraine n'a pas fait que « ramener la guerre en Europe ». Elle a modifié profondément l'agenda mondial, en le faisant passer d'une obligation de répondre au « triple zéro » - zéro exclusion, zéro pauvreté, zéro carbone - vers la renaissance d'un monde que n'aurait pas renié l'agent 007, à savoir bipolaire et fracturé entre deux blocs est-ouest.

Dans cette formidable bataille des volontés qui oppose l'Amérique à la Russie avec la Chine comme arbitre, l'Afrique a décidé, dans son immense majorité, de ne pas choisir de camp, comme le démontrent ses votes récents à l'ONU.

Après tout, pourquoi le continent se prononcerait ? Sans faire de compétition entre les souffrances, les images de l'accueil très enthousiaste fait aux réfugiés ukrainiens par l'Europe et la France, comparées au traitement réservé aux bateaux de migrants ou aux réfugiés syriens, ont heurté les consciences des Africains. Ils y ont vu, dans leur grande majorité, l'illustration d'un double discours quasi structurel, qui a achevé de forger leur conviction qu'il existe un décalage structurel entre le discours et l'action.

Toutefois, il faut ici souligner que tout n'est pas encore perdu pour « ré-enchanter » la relation entre Paris et le continent. Il existe de nombreuses synergies économiques, politiques et sociales à mettre en œuvre entre l'Hexagone et l'Afrique, notamment au niveau de la transition écologique et énergétique, l'industrie 4.0 ou encore le digital.

Reste à identifier et mobiliser, des deux côtés de la Méditerranée, les hommes et les femmes en mesure de les mettre en œuvre, pour qu'un véritable partenariat « d'égal à égal » voit enfin le jour. Peut-être alors les élites africaines regarderont à nouveau l'élection présidentielle française avec intérêt...