"Pourquoi j'veux pas être un pigeon"

Par Henri Verdier, entrepreneur  |   |  1294  mots
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Parmi la masse des commentaires qui a inondé le net autour de l'affaire des "pigeons", l'analyse d'Henri Verdier, Cofondateur de MFG-LAbs et Président de Cap Digital (et co-auteur avec Nicolas Colin de "L'âge de la multitude" chez Armand Colin) sort du lot et nous a paru la plus constructive. Nous republions ce post ici, avec son aimable autorisation, mais vous pouvez le retrouver sur son blog (http://www.henriverdier.com).

L'économie numérique, le monde des entreprises innovantes, la blogosphère, Facebook et la twittosphère sont en ébullition.

Le projet de loi de finances 2013 comporte une sacrée bourde. Il prévoit en effet, comme l'avait annoncé le candidat Hollande, d'aligner la fiscalité des revenus du patrimoine sur la fiscalité du travail, et donc de créer une tranche supérieure à 45 % sur les plus-values (taxés aujourd'hui à 32 %). Ce qui, avec la CSG et la RDS, pourrait atteindre un prélèvement de 60 % sur les tranches supérieures dans certains cas.
Conscient de l'impact sur le financement des entreprises, Bercy a déjà réalisé quelques aménagements à cette règle : défiscalisation progressive pour le créateur d'entreprise détenant ses parts sur une longue durée ; allègement fiscal pour l'entrepreneur qui part à la retraite ou pour l'investisseur qui réinvestit 80 % de ses gains dans un nouveau projet.

A bien y regarder, il y a même des mesures favorables aux entrepreneurs qui lèvent leurs options sur les actions.

Pour autant, le projet, s'il devait demeurer en l'état, resterait économiquement néfaste :
- il comprend quelques bourdes de rédaction (le compteur pour la détention longue durée des parts serait remis à zéro au 1 janvier 2013) ;
- il omet le cas des entreprises d'hypercroissance (a votre avis, où vont se domicilier les fondateurs de Criteo, qui est passée en 6 ans de 0 à 250 millions d'euros de CA, qui est revenue en France, qui a créé 750 emplois ultra qualifiés et prépare son entrée en Bourse ?) ;
- et surtout, il semble confondre complètement les modèles économiques du Venture capital, des fonds d'investissements et de la finance traditionnelle, et de ce fait ignorer les modes de rémunération du capital-risque.

Nous devons donc travailler proprement dans les trois mois qui viennent (c'est la durée de l'élaboration complète d'une loi de finances, et le texte qui sort de ce long processus est généralement très différent du texte initial). Et le faire en tenant compte de la mécanique parlementaire, et du jeu des amendements et des navettes parlementaires. Il y a bien des entrées dans ce texte auxquelles on pourrait accrocher de nettes améliorations.

Personnellement, je pense que l'ensemble du projet devrait être refondé sur d'autres bases, et s'articuler autour de trois idées fortes :
1- le choc de rigueur en cours exige un choc d'innovation d'une ambition au moins aussi grande. La rigueur sans conquête de nouveaux marchés, c'est la récession ;
2- Les succès des entrepreneurs qui revendent doivent être analysés comme les revenus exceptionnels des sportifs (il ne s'agit pas d'un revenu récurrent mais d'un résultat rare, - exceptionnel - qui se prépare pendant toute une carrière) ;
3- S'il est bien une priorité pour les politiques industrielles, ce devrait être de faire naître en France une industrie du capital-risque prospère et puissante, et rien n'est trop beau pour attirer les talents mondiaux de ce métier vers notre écosystème (comment ne pas être alarmé de constater que la Silicon Valley investit chaque année 500 fois plus d'argent en - 7 millions d'habitants - que toute la France ?)

Avec fougue - et parfois imprécision -, des entrepreneurs et des investisseurs se sont jetés dans la bataille. La tribune de Jean-David Chamboredon ("Une loi de finances anti-startups ?"), le post de Pierre Chappaz, les interventions réitérées de Marc Simoncini et de nombreuses autres initiatives, ont eu leur impact. Plus discrètement, nous sommes nombreux à avoir travaillé les différentes administrations et les cabinets ministériels pour faire valoir nos positions et nous y avons trouvé un écho assez favorable. Une partie des problèmes devrait d'ailleurs être réglée dans les jours qui viennent.

Au cours de la journée de vendredi, un mouvement d'apparence spontanée a enflammé la toile, autour du slogan "nous ne sommes pas des pigeons". Je dis "d'apparence spontanée" car, à bien y regarder, il émane d'une poignée de communicants proches de l'UMP (je ne suis pas un adepte de l'outing, donc je vous laisse vous renseigner par vous-même).

Et c'est avec ce mouvement que je ne suis pas d'accord, pour trois raisons essentielles :

1- Il tente de fédérer la colère de toutes sortes de forces économiques autour d'une idée simple et centrale : "le gouvernement n'aime pas les entrepreneurs" ou même "La France n'aime pas les entrepreneurs". C'est excessif et démagogique. Alors même que la France prend à bras le corps le problème de sa dette, et nous prépare un choc fiscal de près 30 milliards d'euros, nous avons au contraire eu la divine surprise de constater la perennisation de dispositifs que nous utilisons quotidiennement : JEI, CIR (désormais étendu à l'innovation dans les PME), défiscalisation ISF pour les PME. Nos interlocuteurs ne connaissent certes pas très bien le monde de l'entreprise, mais ils sont conscients de son importance vitale et en ont donné de premiers gages.

2- Il s'engage dans une mauvaise posture de négociation. Au lieu de rédiger des analyses factuelles et de proposer des rédactions alternatives, au lieu de rencontrer les cabinets ministériels et de recruter des parlementaires alliés, le mouvement multiplie les anathèmes, organise des manifestations et surtout, se félicite de ne pas avoir de porte-parole, empêchant ainsi les pouvoirs publics d'identifier un interlocuteur avec qui discuter.
En fait, il donne d'ailleurs l'impression de préférer marquer des points contre le gouvernement plutôt que réussir à corriger cette bourde.

3- Il fonde sa protestation sur de mauvais arguments et de mauvaises méthodes. Le discours sur l'entrepreneur généreux, seul créateur de valeur, qui devrait obtenir tous les privilèges dus à son rang est un discours lassant. Et je ne parle même pas des relents libertariens et des accents dignes du Tea Party. Il agace à gauche mais aussi l'ensemble des anciennes industries qui font face à une crise ultra-violente. Ne vous y trompez pas, mes amis, c'est sans doute dans cette ancienne économie que vous trouverez vos pires détracteurs. Ceux qui vous accuseront d'être une économie de la spéculation et de surfer sur une bulle...
Il y a des gens qui souffrent plus que nous, dans ce pays comme ailleurs et je crois qu'il fait meilleur être entrepreneur en France que salarié d'Arcelor.
Le recours à la presse internationale et les tweets en Anglais pénalisent notre écosystème et vont dissuader encore plus les investisseurs internationaux d'investir dans notre pays.

C'est un discours d'intérêt général qu'il faut construire, et nous l'avons sous la main. C'est le discours sur la croissance. La seule possibilité de croissance qui s'offre à nous viendra de l'innovation. De trop nombreuses aides maintiennent en perfusion des industries déclinantes ou aident des projet qui se contentent de prendre des parts de marché à d'autres entreprises françaises. C'est l'entrepreneuriat qui peut ouvrir de nouveaux marchés, découvrir de nouveaux relais de croissance ou ouvrir de nouvelles stratégies de conquêtes. C'est à ce titre - et à ce titre seulement - qu'il justifie un effort de la collectivité nationale. Et c'est ce que nous devons continuer à dire.

Voilà, chers amis, ce que je voulais vous dire, et surtout, ce que nous sommes en train de dire sans relâche, pôles de compétitivité, organisations professionnelles, collectif du numérique, associations d'entreprises et militants de la cause numérique. Et nous n'avons pas envie pour autant de nous ranger parmi les pigeons.
 

Publié avec l'autorisation de l'auteur. Retrouvez son blog ici.