Grandes entreprises et société : en finir avec la grande incompréhension

Par Eddy Fougier, politologue  |   |  1595  mots
Le sénateur suisse Thomas Minder, patron d'une PME familiale, est à l'origine de la loi limitant les « rémunérations abusives » de dirigeants des sociétés suisses cotées et interdisant les « parachutes dorés ». Copyright Reuters
Pour un certain nombre de grands groupes, les problèmes de la France proviendraient d'un trop grand nombre de CDI, de salaires trop élevés et d'une protection sociale trop développée. Alors qu'une partie de la population se plaint justement de la montée de la précarité, d'un pouvoir d'achat en berne et d'une protection sociale rognée. L'incompréhension réciproque semble donc être à son comble. Un tribune d'Eddy Fougier, politologue et chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

L'approbation en Suisse le 3 mars dernier par 68 % des suffrages exprimés de l'initiative Minder limitant les « rémunérations abusives » de dirigeants des sociétés suisses cotées et interdisant les « parachutes dorés » et les réactions que ce scrutin a suscité un peu partout en Europe sont à coup sûr le symptôme d'une incompréhension grandissante entre le monde des grandes entreprises et le grand public (avec les médias et les politiques comme relais). Celle-ci a été bien entendu alimentée récemment par le contexte plus général de crise économique, de multiplication des plans sociaux, d'affaires comme celle du « chevalgate » ou de la pilule de 3e génération ou encore d'exil fiscal de nombreux chefs d'entreprise. Cette incompréhension est bien entendu tout particulièrement prégnante en France. Les entreprises semblent, en effet, y avoir des difficultés à saisir un certain nombre de phénomènes d'opinion, tandis que la société française - une partie de l'opinion publique, des médias et de la société civile - ne comprend plus vraiment le fonctionnement des grandes entreprises et l'attitude de leurs dirigeants.

La France, pays du "corporate-bashing" 

Nul ne peut ainsi nier l'existence en France d'un véritable corporate-bashing, c'est-à-dire d'une vision des grandes entreprises très souvent critique dans un grand nombre de médias, une partie de l'opinion publique et de la société civile et même des partis politiques et du gouvernement. De nombreux responsables d'entreprise se plaignent ainsi du traitement par les médias de leur activité uniquement à travers des crises, des scandales, des polémiques en multipliant les amalgames, les généralisations et les soupçons. Ils rejettent également l'obsession d'une partie de la société vis-à-vis de toute forme de risque, notamment sanitaire, et la défense corrélative du principe de précaution qu'ils considèrent comme un obstacle à l'innovation technologique, notamment en ce qui concerne les plantes génétiquement modifiées, les nanotechnologies ou désormais l'exploitation du gaz de schiste. Enfin, par rapport au gouvernement, ils tendent à dénoncer la fiscalité élevée sur les entreprises, la surréglementation et la multiplication des normes, les « rigidités » du marché du travail, ainsi que le coût élevé du travail.

Pour le financier Charles Gave, une seule et même cause aux problèmes de la France : le coût du travail trop élevé...
Mais, on ne doit pas non plus ignorer l'existence d'une sorte de people-bashing comme peuvent en témoigner différents points de vue récents. Dans un entretien accordé au Figaro le 20 novembre 2012, Dietmar Hornung, l'analyste en chef de l'agence de notation Moody's, expliquait que l'une des causes de la dégradation de la note souveraine de la France résidait dans le fait « que la France affiche un degré très élevé de règlements juridiques et de contrats à durée indéterminée qui rendent difficiles l'adaptation des emplois aux cycles économiques ». Maurice Taylor, le PDG de l'entreprise américaine de pneumatiques Titan, expliquait quant à lui dans un courrier retentissant adressé à Arnaud Montebourg et publié le 19 février dernier par Les Echos que les salariés français touchaient des salaires élevés, alors qu'ils ne travaillaient que trois heures. Enfin, pour un financier comme Charles Gave, qui a publié un texte le 3 mars 2013 sur le site Atlantico, tous les problèmes économiques de la France proviennent d'une seule et même cause : le coût du travail trop élevé. En définitive, si l'on suit ces différents raisonnements assez symptomatiques de ce que l'on pense au sein des directions de grands groupes, les problèmes de la France proviendraient d'un trop grand nombre de CDI, de salaires trop élevés et d'une protection sociale trop développée, alors qu'une partie de la population se plaint justement de la montée de la précarité, d'un pouvoir d'achat en berne et d'une protection sociale rognée. L'incompréhension réciproque semble donc être à son comble. Cela aboutit au sentiment de plus en plus partagé selon lequel l'intérêt des grandes entreprises, qui seraient mues uniquement par la maximisation du profit, l'intérêt de leurs dirigeants et de leurs actionnaires, ne convergerait plus avec celui de la société.

La société française n'a pas fait le deuil de l'entreprise de la période des Trente Glorieuses

Du point de vue d'une large partie de la société, le contrat implicite liant entreprises et société aurait été rompu par les premières. Ce contrat garantissait un emploi stable, un pouvoir d'achat grâce à des salaires progressant de façon régulière, une sécurité économique et sociale grâce à des CDI et une protection sociale étendue, des écarts décents dans les rémunérations entre dirigeants et employés, des innovations qui allaient dans le sens du progrès social et de l'amélioration de la santé, des entreprises fournissant des produits de qualité et agissant au nom de l'intérêt national. En clair, une partie de la société française ne semble pas véritablement avoir fait le deuil de l'entreprise de la période des Trente Glorieuses et elle n'accepte pas un certain nombre d'évolutions : les licenciements et les fermetures d'usines d'entreprises qui font des bénéfices, les délocalisations d'unités de production pourtant jugées productives par leurs salariés, les rémunérations astronomiques de certains dirigeants et de certains salariés de grandes entreprises et autres avantages (stock options, bonus, retraites-chapeaux, etc.), de grandes entreprises nationales qui ne paient pas d'impôt en France, des dirigeants d'entreprises en difficultés qui bénéficient de « parachutes dorés » ou des innovations technologiques dont l'utilité et les gains en termes de santé ne sont pas évidents (comme les OGM).

Une société qui rejette ses grandes entreprises est une société qui se tire une balle dans le pied

Or, il faut bien admettre que cette situation d'incompréhension réciproque n'est pas tenable sur la durée car chacun a besoin de l'autre. D'un côté, les grands groupes créent des richesses, fournissent des emplois et des salaires, sont des facteurs d'innovation, les principaux acteurs du commerce extérieur, d'importants contributeurs au budget de l'Etat et au financement de la protection sociale et sont en définitive des moteurs importants de la croissance. De l'autre, les citoyens sont aussi des employés, des consommateurs, voire des actionnaires plus ou moins directs via des organismes de gestion collective de l'épargne. En clair, une société qui rejette ses grandes entreprises est une société qui se tire quelque peu une balle dans le pied, tandis que des entreprises qui ne prennent pas suffisamment en compte le point de vue de toutes les parties prenantes à leur activité, donc y compris l'opinion publique, les médias ou la société civile, finissent par se rendre vulnérables et risquent au bout du compte de mettre en jeu leurs intérêts.
Il convient par conséquent de sortir d'une double illusion qui ne mène à rien. La première, du côté des entreprises, est le chantage à l'exil (l'exit option), que celui-ci prenne la forme de délocalisations de certaines activités, de départ définitif ou d'exil fiscal. La seconde, du côté de la société, est le chantage à la sanction, que celui-ci prenne la forme d'une réglementation, par exemple sur les « licenciements boursiers », d'une menace de nationalisation ou d'une tentation de démondialisation. Il convient également sans aucun doute de sortir de la méconnaissance réciproque qu'entretiennent société et grandes entreprises et de la logique dans laquelle chacun se trouve enfermé sans jamais véritablement prendre en compte les préoccupations et les contraintes des autres parties : la logique de compétitivité et de création de valeur actionnariale pour les entreprises, la logique de l'annonce de « mauvaises nouvelles » et de la dénonciation de scandales pour les médias, la logique consistant à prendre l'opinion à témoin de l'existence d'un scandale pour la société civile, la logique précautionniste de l'opinion publique ou la logique suiviste des politiques par rapport à l'air du temps sociétal.

Privilégier un « investissement sociétalement responsable »

Les entreprises doivent donc privilégier un « investissement sociétalement responsable » car désormais, elles ne peuvent ignorer la société et la communauté dans lesquelles elles sont implantées sous peine de porter atteinte à leur réputation, ce qui peut s'avérer extrêmement préjudiciable pour leur chiffre d'affaires. Cela passe sans aucun doute par une posture moins cynique de la part d'un grand nombre de leurs dirigeants, qui n'appliquent pas à eux-mêmes ce qu'ils prônent communément. Un certain nombre d'acteurs, du gouvernement aux écoles en passant par les think tanks ou les universitaires, doivent également expliquer que le monde des grandes entreprises a largement évolué depuis les Trente glorieuses, plutôt qu'être dans une posture de nature populiste en suivant les inclinations anti-élites et anti-Big business d'une partie de l'opinion publique (n'oublions pas à ce propos que l'instigateur du vote suisse, Thomas Minder, est un sénateur de l'Union démocratique du centre, le parti de la droite populiste suisse). C'est seulement ainsi que l'on pourra envisager une réconciliation entre la société française et ses grandes entreprises, qui est absolument indispensable pour la première, comme pour les secondes.