Jean-Louis Beffa : «Face à la Chine, priorité au producteur»

Par Propos recueillis par Philippe Mabille et Antoine Patinet  |   |  1123  mots
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Pour Jean-Louis Beffa, président d'honneur de Saint-Gobain et chairman de Lazard pour l'Asie, auteur avec Gerhard Cromme d'un rapport remarqué sur la politique industrielle, l'Europe doit changer de politique de concurrence et faire de l'énergie une priorité. Il appelle le gouvernement à changer d'attitude concernant l'exploitation du potentiel français non pas de gaz, mais d'huile de schiste.

C'est l'un des derniers « parrains » du capitalisme français. On le dit colbertiste, il se présente lui-même comme saint-simonien. L'ancien PDG de Saint-Gobain de 1986 à 2007, visiteur du soir de François Hollande et d'Arnaud Montebourg, était l'invité du club La Tribune-CCIP vendredi 7 juin, quelques heures avant de rendre visite à Pierre Moscovici à Bercy pour lui parler compétitivité et industrie. La semaine précédente, il rendait au président de la République ainsi qu'à Angela Merkel un rapport intitulé « Pour une nouvelle politique industrielle », coécrit avec son complice Gerhard Cromme, le président du conseil de surveillance du mastodonte allemand ThyssenKrupp. Un texte court dans lequel ils étrillent une fois de plus la politique de concurrence telle qu'elle est mise en ?uvre par la Commission européenne et appellent l'Europe à un sursaut pour baisser les coûts de l'énergie pour les entreprises. Verbatim.

 Vous dites qu'il faut réorienter les politiques européennes pour améliorer la compétitivité et la croissance. Dans quelle direction ?
Les politiques doivent se focaliser sur le commerce extérieur Je suis pour un modèle « industriel commercial ». Ce ne sont pas les métiers « régionaux » qui sont le plus touchés par la mondialisation, mais les métiers mondiaux. La montée des entreprises asiatiques représente une réelle menace pour notre compétitivité. Chez Saint-Gobain, j'ai choisi de me concentrer sur les secteurs où nous pouvions être leader, des métiers que ni Internet ni la montée des marchés chinois ne pourraient venir bouleverser. La recherche et développement en Chine n'est pas moins bonne qu'en France ou qu'aux États-Unis, leurs ingénieurs travaillent aussi bien que les nôtres. Simplement, la différence de salaire est colossale, quand les entreprises européennes croulent sous les contraintes de protection du consommateur. Il faut inverser la tendance, redonner la priorité au producteur, à l'entreprise.

 Les sanctions prises sur le photovoltaïque chinois marquent-elles le début d'un changement de la politique commerciale de la Commission européenne ?
Le protectionnisme amène toujours les représailles, c'est donc une arme à utiliser avec la plus grande prudence. La solution, c'est la compétitivité. Bruxelles pense que nous sommes encore dans un monde dans lequel les sociétés se battent avec des règles du jeu semblables, mais nous sommes dans une concurrence entre États, et chaque pays possède comme force de frappe ses champions nationaux. L'Europe et les États doivent soutenir leurs champions, des entreprises privées qu'il faut inciter à innover, des entreprises solides qu'il faut réorienter vers les métiers du futur, par exemple par des accords de recherche avec les start-up et les PME, plus créatives et innovantes, pour développer des projets crédibles à destination de l'exportation.

 L'État devrait donc intervenir davantage dans les décisions des entreprises ?
L'État ne sait pas gérer les entreprises, il doit avoir pour unique but d'être un État stratège, et fixer les conditions dans trois domaines essentiels. D'abord, la gouvernance, en mettant en place un modèle qui favorise l'actionnariat et les stratégies sur le long terme, pour ne pas laisser libre cours à la spéculation financière, qui fragilise les entreprises. Ensuite, l'innovation - avec le crédit impôt recherche, bien entendu -, mais aussi de grands programmes ambitieux pour les grosses entreprises. Enfin, il faut favoriser le dialogue social en invitant les syndicats au conseil d'administration. Les travailleurs de l'entreprise doivent connaître les réalités vécues de la concurrence. D'ailleurs, l'accord entre les syndicats réformistes et le patronat qui replace le dialogue social au sein de l'entreprise est la meilleure chose que ce gouvernement ait faite.

 Quels « grands programmes » d'innovation ?
L'innovation n'a pas été placée par la banque publique d'investissement au même niveau que l'investissement, et c'est particulièrement inquiétant, alors qu'elle intègre les fonctions de l'Agence de l'innovation industrielle, que j'ai dirigée. Il ne faut pas avoir d'a priori dans le domaine de l'innovation, je ne crois pas au modèle de la start-up qui va devenir Google, l'affaire Dailymotion nous en a d'ailleurs montré les limites. Si la créativité est chez les start-up, le développement commercial - et donc l'exportation - demeure la force des grands groupes. Ils doivent donc mettre en place des accords avec les PME et les start-up, qui profitent à la croissance du grand groupe mais aussi au développement des structures plus petites.

 L'énergie est l'un des enjeux de la compétitivité industrielle. Que faire pour la dynamiser ?
Il y a deux choses à faire en matière d'énergie, moins coûteuses et plus efficaces que ce que propose le ministère de Delphine Batho actuellement. Il faut maintenir le développement de l'énergie nucléaire et développer non pas le gaz de schiste, comme on l'entend souvent, mais l'huile de schiste, dont le prix de revient - comme pour le pétrole - laisse espérer une marge potentielle beaucoup plus importante que dans le domaine du gaz. Il faut d'urgence mettre en place un démonstrateur pour décider si l'on peut exploiter cette huile dans des conditions convenables. Je suis très réticent aux énergies intermittentes, qui demandent des structures de subvention excessivement chères. Les Allemands peuvent se le permettre, mais la France n'en a pas les moyens.

 Quel rôle peut jouer l'Allemagne dans la reprise de la croissance française ?
La France, seule, est dépassée. Mais l'Allemagne, seule, ne se suffit pas, c'est pour cela qu'elle paiera pour l'Europe. Alors bien sûr, ce n'est jamais drôle de faire des choses communes avec les Allemands. On s'ennuie terriblement avec eux, et nous sommes condamnés à être d'accord à la fin. Avec les Anglais, on s'amuse, mais en définitive on ne trouve jamais de terrain d'entente. Alors laissons les Anglais aider les riches de la planète, et concentrons-nous sur la relation avec l'Allemagne. Il est nécessaire que la France et l'Allemagne harmonisent leur fiscalité et leur droit du travail, ainsi les erreurs françaises seront limitées. L'Allemagne est un instrument de régulation de la raison française.

 Qu'apporterait un accord de libre échange UE - États-Unis ?
L'intérêt de la France y est faible. Le commerce entre l'Union européenne et les États-Unis est déjà vif, et cet accord n'a d'intérêt que pour les États-Unis, pour attaquer les dispositions françaises dans les domaines agricole et culturel. La France et l'Union européenne feraient mieux de tenter de franchir les barrières du protectionnisme asiatique, c'est là que pourrait se trouver la croissance...