Alcatel-Lucent, victime du "bulldozer" chinois

Par Jean-François Dufour  |   |  823  mots
Jean-François Dufour, président de Chine-Analyse. | DR
Les appels gouvernementaux au « patriotisme économique » pour soutenir Alcatel-Lucent visent clairement la concurrence chinoise, mais comme l'explique Jean-François Dufour, président de Chine Analyse, mais ils restent mesurés en raison des opportunités offertes par le gigantesque marché chinois.

La concurrence chinoise a été au cœur des problèmes d'Alcatel-Lucent depuis la création du groupe en 2006. Si le chiffre d'affaires de l'entreprise franco-américaine a reculé de 20% entre l'année de la fusion et 2012, c'est en partie parce que les ventes mondiales de Huawei, le « champion » de Beijing dans ce secteur, ont été multipliées par quatre sur la même période. 

Une concurrence chinoise dévastatrice

Le géant chinois, passé du cinquième au premier rang mondial parmi les équipementiers télécoms, « pesait » seulement le tiers du chiffre d'affaires d'Alcatel-Lucent en 2006 ; mais l'an dernier, il a facturé presque le double de son concurrent européen (35 milliards de dollars contre un peu moins de 20). Et les contextes financiers très différents dans lesquels évoluent les deux groupes ne font que rendre les perspectives plus préoccupantes encore.

En décembre 2012, Alcatal-Lucent a trouvé un accord de financement avec Crédit Suisse et Goldman Sachs qui a suscité autant d'inquiétude à terme que de soulagement immédiat. Pour obtenir 1,6 milliard d'euros (2,1 milliards de dollars) de refinancement, le dernier fleuron français des télécommunications a en effet dû mettre en gage ses brevets, c'est-à-dire hypothéquer son fond de commerce.

Huawei n'a clairement pas le même type de soucis. Le groupe n'a manifestement pas encore épuisé la ligne de crédit qui lui a été ouverte au milieu des années 2000 par la China Development Bank (CDB) - une banque « politique » chargée de soutenir la stratégie industrielle nationale - pour favoriser son déploiement international. Une garantie de financements à hauteur de 30 milliards de dollars.

Paris se retient

Il n'est dès lors pas difficile de comprendre qui est visé par les appels au patriotisme économique des ministres français du Redressement productif et de l'Innovation. Il est par contre notable que ces appels restent mesurés, et ne pointent pas vers la demande de mesures protectionnistes européennes contre la concurrence chinoise.

La première raison de cette retenue est l'importance du marché chinois dans l'équation globale de l'avenir d'Alcatel-Lucent. La deuxième est que Bruxelles a déjà engagé un bras de fer avec Beijing à ce sujet.

Un marché chinois déterminant

En septembre, Alcatel-Lucent a confirmé s'être vu attribuer 11% du gigantesque chantier correspondant au déploiement de la 4G par China Mobile.

Premier opérateur mondial de télécommunications - il a passé le cap des 750 millions d'abonnés en août -, China Mobile pèse aujourd'hui d'un poids déterminant sur le marché mondial. L'appel d'offres dans le cadre duquel Alcatel-Lucent a été retenu, porte sur la fourniture de 207.000 stations de base LTE (la technologie qui soutient la 4G). Un chiffre à rapprocher des quelque 11.000 stations de base 4G dont le déploiement est pour l'instant annoncé par les quatre opérateurs de téléphonie mobile français au patriotisme desquels il est fait appel.

La pression de Bruxelles

La Chine ayant une pratique nettement plus rodée du « patriotisme économique », le gros du contrat China Mobile est certes allé aux deux « champions » chinois Huawei et ZTE, qui en ont raflé un peu plus de 50%.

Il est cependant évident que Beijing a fait un effort pour ménager les Européens. Alors que Huawei domine le marché de la 4G, avec 40% des réseaux déjà installés ou commandés dans le monde, la Chine aurait pu choisir une solution purement nationale.

Mais un changement dans la nature des relations commerciales entre la Chine et l'Union européenne s'est produit depuis le printemps dernier. Sur le dossier du photovoltaïque, Beijing a pu constater en juin la détermination de la Commission européenne, qui a imposé des sanctions anti-dumping malgré des dissensions internes à l'Union sur ce dossier. Or, lorsque les mesures portant sur le photovoltaïque ont été annoncées en mai, Bruxelles a fait savoir parallèlement qu'une enquête était engagée … sur les équipements de télécommunications - visant les mêmes pratiques (subventions massives) qui avaient permis aux fabricants chinois de modules photovoltaïques de laminer leurs concurrents européens.

Un virage  majeur pour Alcatel-Lucent ?

Si la Commission européenne nie tout lien entre les deux dossiers et toutes tractations, il est évident que Beijing a pris en compte le risque commercial que présenterait une stratégie de laminage des équipementiers de télécoms européens. D'où - en plus du bénéfice de l'accès à des technologies diversifiées - les contrats attribués à Alcatel-Lucent (et aux autres européens Ericsson et Nokia Solutions & Networks), pour leur ménager un accès à un contrat décisif.

Malheureusement pour les victimes du plan social annoncé cette semaine, l'interventionnisme industriel européen a mis longtemps à se mettre en route. Mais s'il se confirme, il pourrait renforcer les chances d'enrayer la spirale de déclin d'Alcatel-Lucent.