Les plus brillants cerveaux vont dans la finance mais sont-ils vraiment productifs ?

Par Robert J. Shiller  |   |  1130  mots
Robert Shiller a été récompensé lundi 13 octobre par le prix Nobel d'économie en compagnie de Eugene Fama et Lars Peter Hansen. Les trois lauréats ont été distingués pour leurs travaux de recherche qui ont permis d'améliorer la prévision des prix d'actifs financiers sur le long terme et pour leur contribution à l'élaboration d'indices de référence comme le Case-Shiller.
Le prix Nobel d'économie 2013, Robert J. Shiller, professeur en économie à l’Université Yale, s'interroge sur les conséquences pour l'ensemble de l'économie du choix fait par les meilleurs étudiants de s'orienter majoritairement vers des carrières dans le secteur de la finance spéculative.

Se peut-il que trop de nos cerveaux les plus compétents se dirigent vers des carrières dans la finance - et plus spécifiquement le négoce, la spéculation, et autres activités supposées « improductives » ?

Aux Etats-Unis, 7.4% de l'ensemble des rémunérations des employés en 2012 ont été versés à des personnes travaillant dans la finance et les assurances. Il se peut que ce chiffre soit trop élevé, mais la réelle question est que ce rapport est encore plus élevé parmi les individus plus formés et accomplis, dont les activités peuvent être économiquement et socialement inutiles, sinon dommageables.

46% des étudiants sortis de Princeton voulaient travailler dans la finance

Dans une étude portant sur les toutes meilleures universités américaines, Catherine Rampell révèle qu'en 2006, à la veille de la crise financière, 25% des diplômés de Harvard, 24% à Yale, et un incroyable 46% de ceux sortis de Princeton prévoyaient de démarrer leur carrière dans le secteur des services financiers. Ces chiffres ont depuis baissé, mais il se peut que ce ne soit qu'un effet temporaire de la crise.

Selon une étude menée par Thomas Philippon et Ariell Reshef, une grande part de l'augmentation de l'activité financière s'est opérée dans les domaines les plus spéculatifs, aux dépens de la finance traditionnelle.

Le déclin de l'activité d'intermédiation

De 1950 à 2006, l'activité de l'intermédiation de crédit (les prêts y compris la banque traditionnelle) a décliné par rapport à « d'autres activités financières » (dont les titres, les matières premières, le capital risque, les placements privés, les fonds d'investissement spéculatifs, les trusts, et les autres activités d'investissement comme la banque d'investissement). De plus, les salaires dans « les autres activités financières » ont explosé par rapport à ceux pratiqués dans l'intermédiation de crédit.

Il faut indubitablement un certain nombre de personnes dans les activités de trading et de spéculation. Mais comment savoir s'ils ne sont pas trop nombreux ?

Pour certains, le problème est moral. Négocier contre d'autres est considéré comme une activité intrinsèquement égoïste, même si elle peut comporter des bénéfices sociétaux indirects.

Les spéculateurs rendraient un service utile

Mais ainsi qu'aiment à le rappeler les économistes, les traders et les spéculateurs proposent un service utile. Ils consultent toutes sortes d'informations sur les entreprises et (du moins en certaines circonstances) tentent d'évaluer leur valeur réelle. Ils contribuent donc à allouer les ressources de la société aux meilleurs usages - enfin, aux entreprises les plus prometteuses.

Mais les activités de ces personnes nous imposent aussi des coûts. En effet, dans un article publié en 2011, Patrick Bolton, Tano Santos, et José Scheinkman prétendent qu'un montant significatif de la spéculation et des affaires négociées n'a pour objectif que de rechercher des profits. En d'autres termes, c'est une activité dommageable qui ne parvient à rien de plus qu'à collectionner des rentes sur des produits qui seraient par ailleurs gratuits.

L'exemple classique de la recherche de rente est celui du seigneur féodal qui installe une chaîne en travers de la rivière qui traverse ses terres, puis qui emploie un collecteur responsable de prélever une somme pour abaisser la chaîne pour le passage des bateaux (ou pour la location d'une section de la rivière pour quelques minutes).

Un moyen de produire de l'argent à partir de quelque chose initialement gratuit

Il n'y a rien de productif dans la chaîne, ni dans le collecteur. Le seigneur n'a procédé à aucune amélioration sur la rivière et n'aide personne de quelque manière que ce soit, ni directement, ni indirectement, excepté lui-même. Tout ce qu'il fait est de trouver un moyen de produire de l'argent à partir de quelque chose qui était précédemment gratuit. Si un nombre suffisant de seigneurs le long du cours de la rivière en faisaient autant, son accès en serait sérieusement compromis.

Ceux qui travaillent dans « les autres activités financières » ont souvent des comportements similaires. Ils obtiennent les meilleurs accords, créant une « externalité négative » sur ceux qui ne leur sont pas associés. Si les mauvais actifs qu'ils rejettent - par exemple, les subprimes qui ont entraîné la crise financière de 2008 - sont créés de toute façon, et imposés à des investisseurs moins éclairés, les financiers ne contribuent pas plus à la société que le seigneur qui installe une chaîne en travers d'une rivière.

Des banquiers qui se comportent comme des seigneurs féodaux

Dans un article à paraître, Patrick Bolton explore ce point de vue pour étudier plus précisément les banquiers et le Glass-Steagall Act, qui interdisait aux banques de s'engager dans un large éventail d'activités bancaires qualifiées « d'investissement ».

Depuis que le Gramm-Leach-Bliley Act de 1999 a annulé le Glass-Steagall, les banquiers se comportent de plus en plus comme des seigneurs féodaux. Le Dodd-Frank Act de 2010 a introduit une mesure quelque peu similaire à l'interdiction faite par le Glass-Steagall en imposant la règle Volcker, qui interdit aux banques commerciales de négocier pour compte propre, mais on pourrait faire bien davantage.

Pour de nombreux observateurs, le Glass-Steagall n'avait aucun sens. Pourquoi les banques ne seraient-elles pas autorisées à entreprendre les activités de leur choix, au moins tant que nous avons des régulateurs pour s'assurer que ces activités bancaires ne menacent pas l'infrastructure financière dans son ensemble ?

Un changement plus sociologique que technique

En fait, les principaux avantages du Glass-Steagall Act d'origine ont peut-être été plus sociologiques que techniques, modifiant la culture et l'environnement des affaires de manière subtile. La séparation des activités de négoce aura peut-être permis aux banques de se recentrer sur leurs activités traditionnelles.

Bolton et ses collègues semblent avoir raison sur de nombreux points, même si en l'état actuel de la recherche économique, nous ne sommes pas encore en mesure d'estimer la valeur apportée à la société par le fait que tant de nos meilleurs et de nos plus compétents cerveaux fassent carrière dans les différents domaines aujourd'hui populaires des « autres activités financières. »

Les activités spéculatives ont leurs aspects positifs et leurs inconvénients, beaucoup de positif et quelques inconvénients, et ils sont très difficiles à quantifier. Il faut être particulièrement vigilant sur les règlementations qui empiètent sur de telles activités, mais nous ne devrions pas non plus hésiter à établir des règles une fois que la situation est clarifiée.

 

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