Sortie progressive ou accélérée du nucléaire ? Les leçons du choix allemand

Par François Lévêque  |   |  3247  mots
François Lévêque
François Lévêque est professeur d’économie à Mines ParisTech. Il publie prochainement "Nucléaire On/off, analyse économique d'un pari" aux éditions Dunod.

La France s'interroge sur le rythme de fermeture de ses centrales nucléaires, tantôt pressée de fermer la plus vieille d'entre elles[1], Fessenheim, tantôt envisageant de prolonger leur durée de vie officiel à 50 ans[2], tantôt encore décidée à plafonner leur production[3]. En attendant l'expression d'un choix politique clair, l'exemple de l'Allemagne qui a longtemps hésité entre une extinction rapide ou progressive de son parc nucléaire est instructif.

Rappelons le déroulement des faits au-delà du Rhin. A la fin des années 1990, après seize ans de pouvoir fédéral dominé par le parti chrétien-démocrate, le SPD emporte les élections et forme une coalition pour gouverner avec les Verts. Il ne s'agit plus de promettre la sortie du nucléaire, mais de la réaliser. En 2002, un amendement à la loi atomique est voté : il prévoit un quota de production résiduelle par centrale, qui, une fois consommé, entraîne l'arrêt définitif de l'exploitation. Le dernier réacteur nucléaire allemand devra s'éteindre en 2022.

Différer la fermeture des réacteurs existants

L'opposition chrétienne démocrate dénonce cette sortie accélérée du nucléaire. Elle promet de rallonger la durée de fonctionnement des réacteurs dès son retour au pouvoir, afin de modérer les hausses du prix de l'électricité et de laisser un temps raisonnable à la mise en œuvre d'un nouveau plan énergétique fondé sur les énergies renouvelables.

La droite allemande considère le nucléaire comme une technologie de transition nécessaire, avant que le déploiement des éoliennes, des panneaux solaires, des unités de biogaz, des mesures d'efficacité énergétique et des lignes à haute tension ne devienne suffisamment massif. Il ne s'agit pas à ses yeux de promouvoir la construction de nouveaux réacteurs, seulement de différer la fermeture de ceux qui existent.

Tripler la production d'énergie renouvelable à l'horizon 2050

Revenu à la tête du gouvernement, le parti chrétien démocrate, allié aux libéraux, s'emploie à mettre en œuvre son programme de transition nucléaire. Il s'inscrit dans un cadre d'ensemble qui prévoit, de diviser par deux, à l'horizon 2050, la production nationale d'électricité et de tripler la production d'électricité renouvelable. La sortie définitive du nucléaire est programmée pour 2036 avec la fermeture de Neckarwestheim 2, dernière centrale en activité. La sortie est reportée par le même mécanisme que celui qu'avaient mis au point le SPD et les Grünen : l'octroi aux opérateurs d'un quota de production résiduelle, sauf que cette fois il est plus élevé d'environ 1800 TWh. Le plan de sortie progressive est adopté en décembre 2010.

Trois mois plus tard, la catastrophe de Fukushima Daiichi bouleverse la donne. Un arrêt immédiat des sept centrales les plus vieilles est aussitôt décidé et le redémarrage d'une huitième est suspendu. Dès l'été 2011, un nouvel amendement à la loi atomique est adopté. Il abroge le supplément de volume autorisé de 1800 TWh et établit une date butoir de fermeture pour les neuf centrales encore active. Le choix d'une sortie accélérée du nucléaire l'a donc finalement emporté sur la sortie progressive. Quelles sont les conséquences économiques de cette décision ?

 Des kWh bon marché remplacés par des kWh chers à produire

Sur le plan microéconomique, l'accélération du calendrier se traduit par une perte sèche qui se chiffre en dizaines de milliards d'euros pour la société allemande. Son origine est simple : l'électricité qui ne sera plus fournie par les centrales nucléaires doit être remplacée par des kWh qui coûteront plus cher à produire.

On a en effet d'un côté des centrales déjà construites largement amorties et dont l'allongement de la durée de vue ne réclame que des investissements supplémentaires modérés tandis que d'un autre les nouvelles capacités doivent surgir de terre, qu'il s'agisse de centrales thermiques ou d'installations d'énergie renouvelable[4].

Selon une estimation de Jan Horst Keppler, les 1800 TWh d'origine nucléaire auraient coûté 30 milliards d'euros à produire si la sortie accélérée n'avait pas été décidée. Cette somme se décompose pour un tiers en dépenses de combustible et d'exploitation et deux tiers en investissements de jouvence. Elle correspond à un coût de 17 centimes d'euros par kWh.

Une sortie du nucléaire qui coûterait 63,8 milliards d'euros

A l'inverse, avec la sortie accélérée faisant appel à de nouvelles capacités, le kWh passe selon l'auteur à 52 centimes d'euros, soit un coût total de 93,8 milliards d'euros pour 1800 TWh. Avec ce jeu d'hypothèses, la sortie accélérée coûte donc 63,8 milliards à l'Allemagne.

Naturellement d'autres suppositions peuvent conduire à diminuer ou à augmenter ce montant. On peut penser par exemple que le remplacement de la totalité du manque à produire de 1800 kWh ne s'impose pas : la demande a fléchi à cause de la crise économique et la construction de nouvelles centrales à gaz et à charbon était déjà en partie sur les rails avant la décision d'accélérer la sortie du nucléaire.

Avec un remplacement pour 80% seulement de la production perdue, la perte microéconomique revient à 50,4 milliards d'euros. Inversement, le coût de production des capacités de substitution pourrait être supérieur à 52 c€/kWh. Ce serait le cas si le kWh nucléaire était remplacé par des kWh produits par des fermes éoliennes marines et des panneaux solaires plutôt que par des centrales à gaz ou à charbon, les énergies renouvelables étant plus chères. Si on retient un montant de 20 % plus élevé, la perte atteint 82 milliards d'euros.

Un bilan macroéconomique vraisemblablement négatif

Sur le plan macroéconomique, la sortie accélérée du nucléaire entraîne, nous semble-t-il, plus de désavantages que de d'avantages. Notre réponse n'est pas ici catégorique car elle n'est pas éclairée par le résultats de travaux de modélisation et le recul historique manque encore pour prendre l'exacte mesure des conséquences de ce choix sur l'emploi, l'inflation et la croissance économique.

Seuls les effets immédiats sont aujourd'hui observables. On note par exemple sans surprise une croissance des investissements dans l'énergie hors nucléaire, une réduction des effectifs du secteur nucléaire, une baisse de la valeur des entreprises électronucléaires ainsi qu'une augmentation du prix de l'électricité payé par les consommateurs. Cette dernière est spectaculaire.

En 2013, 24 milliards d'euros seront prélevés sur la facture d'électricité des ménages allemands pour payer les subventions aux énergies renouvelables, soit une hausse de près de 50% par rapport à l'année précédente, une multiplication par 2,5 par rapport à 2010 et un surcoût annuel de 185 € pour une famille moyenne.

Tous ces effets observables sont cependant délicats à démêler de ceux de la transition vers les énergies renouvelables, déjà largement entamée avant la décision de sortie rapide du nucléaire et de ceux de la crise qui entraîne une réduction de la demande d'énergie. Ils ne peuvent pas être tous imputés au seul choix de l'accélération de la sortie du nucléaire.

Difficile d'apprécier avec certitude les effets macroéconomiques

Dernière complication, les effets des chocs de prix et des bulles d'investissements doivent être replacés dans le temps long qui peut en inverser les signes ; un gain immédiat en emplois se traduisant par exemple par une perte d'emplois sur la longue durée. Il est donc aujourd'hui difficile d'apprécier avec certitude les effets macroéconomiques du scénario de sortie accélérée du nucléaire en comparaison du scénario de sortie progressive.

On peut cependant avancer que le bilan macroéconomique sera vraisemblablement négatif. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'on entrevoit les pertes possibles de la marche forcée sans entr'apercevoir de bénéfice tangible crédible leur faisant contrepoids.

Du côté de l'emploi, on assistera à une destruction plus rapide de ceux de la filière nucléaire, avec des possibilités de reconversion moindre qu'avec un calendrier de sortie progressive car la formation réclame du temps. Pour la filière des énergies renouvelables, un appel d'air aura lieu avec une demande tout à coup plus forte, mais l'inertie liée à la formation joue aussi et devrait empêcher d'en tirer parti.

Côté infrastructure, les énormes besoins d'investissements dans les réseaux électriques représentent la difficulté majeure. Des milliers de kilomètres de nouvelles lignes à haute tension doivent traverser l'Allemagne. Il s'agit de relier les capacités éoliennes du Nord aux besoins de consommation du Sud, où sont aussi installés les deux tiers du parc nucléaire.

Là encore, l'inertie est forte. Les projets d'infrastructures de transmission électrique mettent des années à se concrétiser à cause des fortes oppositions locales qu'ils rencontrent. La sortie progressive butait déjà sur ce problème, le choix d'aller plus vite ne fait que le rendre plus critique.

Le bénéfice est à chercher davantage du côté d'un sursaut collectif

Le seul espoir de bénéfice repose sur l'idée d'un sursaut collectif. L'accélération de la sortie du nucléaire, en accentuant le défi que pose la transformation énergétique, souderait et mobiliserait plus encore la population allemande ; l'effort collectif plus intense et plus productif se traduirait par une compétitivité plus grande de l'Allemagne dans l'ensemble des industries et des métiers des énergies du futur.

Ce scénario est le seul qui permettrait de réconcilier l'intérêt macroéconomique avec le choix en faveur d'une sortie accélérée du nucléaire. Un tel espoir est cependant mince, sinon vain. Accélérer une substitution oblige en effet à faire plus appel aux technologies déjà disponibles, y compris en les important, et moins à investir dans la R&D pour prendre de l'avance sur la compétitivité de demain.

Moins de déchets radioactifs contre plus d'émissions atmosphériques polluantes

Le bilan de la précipitation allemande ne saurait être complet sans une évaluation des coûts économiques environnementaux. Là encore, la sortie progressive aurait été plus favorable. Ce résultat ne vaut cependant que sous l'hypothèse, dont le contenu est plus loin précisé, d'absence d'accident nucléaire.

Rappelons d'abord qu'en régime normal, la sortie du nucléaire, quel que soit son rythme, ne peut au mieux qu'être neutre en termes d'émissions dans l'atmosphère, en particulier de CO2. C'est le cas lorsque les kWh électronucléaires sont remplacés en totalité par des kWh produits également sans émissions, par exemple par des éoliennes, des panneaux solaires ou des mesures de sobriété énergétique.

Un tel scénario était possiblement à la portée de la sortie progressive ; la sortie accélérée l'a placé hors d'atteinte. Une substitution neutre au nucléaire exige en effet des avancées technologiques qui ne sont pas encore réalisées. La production solaire et éolienne d'électricité étant intermittente, son développement massif doit être accompagné de moyens complémentaires, par exemple des moyens de stockage ou des centrales à charbon propres grâce à la capture et la séquestration dans le sous-sol des émissions produites.

A défaut de ces avancées, l'Allemagne recourt aujourd'hui non seulement à des installations polluantes, les centrales à gaz, mais aussi à des installations très polluantes, les centrales au charbon et au lignite. L'accélération de la sortie du nucléaire se déroule en effet dans un contexte européen de prix du charbon importé faible et d'un prix de marché du carbone déprimé. Le gaz de schiste a inondé le marché américain supprimant un débouché pour le charbon indigène qui s'écoule alors à bas prix en Europe.

Le bas prix du carbone ne pénalise pas l'électricité produite à partir de charbon

Quant au prix intérieur de la tonne de carbone, il est devenu si bas qu'il ne pénalise plus la production électrique à partir du charbon ou du lignite qui émet pourtant environ deux fois plus de dioxyde de carbone que le gaz par kWh. Depuis 2011, les centrales allemandes au charbon et au lignite ont augmenté leur production de plus de 10% et leurs émissions atmosphériques ont augmenté d'à peu près autant.

Dans le même contexte, la sortie nucléaire progressive n'aurait sans doute pas non plus été neutre. Cependant, elle se serait soldée, comparativement à la sortie accélérée, par une augmentation moindre puisque moins de kWh nucléaires auraient été remplacés par des kWh gaz et surtout charbon. Donnons une illustration numérique.

Dans l'hypothèse où les 1800 TWh de nucléaires en moins se traduisent par 500 TWh de plus produits par les moyens conventionnels dont moitié charbon et moitié gaz, environ 135 millions de tonnes de CO2 de plus seront rejetées dans l'atmosphère du fait de la sortie accélérée. En prenant la valeur tutélaire du carbone retenu dans le rapport Rocard, à savoir 32 €/t on obtient un coût monétaire de 4,3 milliards d'euros.

Par ailleurs, si l'on tient compte des autres émissions polluantes du gaz et surtout du charbon, il faut ajouter selon les estimations basses de la grande étude européenne ExternE environ 10 milliards d'euros de plus.

L'énergie nucléaire n'émet ni CO2, ni microparticules polluantes, mais elle produit des déchets radioactifs. Les 1800 TWh d'électricité nucléaire en moins du scénario de sortie accélérée impliquent mécaniquement une moindre quantité de déchets produits et donc à retraiter, transporter et stocker. La quantité correspondante est de l'ordre de 40.000 m3 dont 1400 m3 de déchets à durée de vie très longue devant être enfouis sous des couches géologiques profondes.

La gestion des déchets nucléaires a évidemment un coût. Il est estimé aujourd'hui à environ 0,1 c€/kWh, soit 1,8 milliards d'euros pour les 1800 TWh. En l'absence d'accident dans cette phase aval du cycle nucléaire, le coût environnemental se réduit à ce coût technique.

Un risque d'accident effroyable moindre non un accident effroyable évité

Venons-en donc enfin à l'hypothèse d'absence d'accident. Fukushima-Daichi a fait prendre conscience à l'Allemagne qu'elle n'était pas à l'abri d'un accident nucléaire majeur, c'est-à-dire d'un rejet massif d'éléments radioactifs contaminant l'atmosphère ou les eaux, gelant de vastes superficies de terres et entraînant même peut-être la perte de vies humaines. Le Japon est un pays techniquement avancé et une catastrophe nucléaire s'y est pourtant produit. C'est un des principaux arguments avancés par la commission des sages, nommée par Angela Merkel, qui s'est prononcé pour l'accélération de la sortie du nucléaire. Fermer plus tôt les réacteurs permet évidemment de réduire le risque d'accident.

De ce point de vue si l'accélération de la sortie évite un accident majeur en Allemagne (qu'il ait été causé par la fusion du cœur d'un réacteur ou l'attaque de terroristes s'en prenant à un convoi de transport de déchets), il n'y a pas photo : le gain économique de la sortie progressive s'évanouit. Lorsque la décision allemande d'accélérer a été prise, les premières estimations du coût de l'accident de Fukushima Daiichi s'élevaient déjà à une centaine de milliards de dollars.

Mais le risque ne se réduit pas aux dommages. Il est le produit du dommage de l'accident et de la probabilité de l'accident. L'accélération de la sortie du nucléaire ne permet pas d'éviter un coût environnemental certain mais d'éviter un coût multiplié par la malchance d'accident.

La faible probabilité qu'un accident majeur se produise

Appliquons sur un coin de table ce raisonnement à la décision allemande. A très grand trait, la probabilité d'un accident majeur est d'un millionième par année de fonctionnement d'un réacteur, ou dans le jargon 10-6/an.réacteur. La précipitation de l'Allemagne se traduit par une moindre durée d'exploitation des réacteurs de l'ordre de 12 ans en moyenne, soit une durée d'exploitation cumulée en moins de 200 an-réacteur pour l'ensemble du parc.

Supposons que le dommage s'élève à 100 milliards d'euros. Sous ces hypothèses, le risque ainsi évité est de 20 millions d'euros. La perte économique de la sortie accélérée réapparaît car ce montant est très inférieur au seul coût microéconomique estimé plus haut.

Le résultat d'un bilan négatif de l'accélération dont nous avons dit précédemment qu'il ne valait que dans l'hypothèse de l'absence d'accident peut être ainsi reformulé : il est valide en tenant compte de l'évaluation du risque d'accident tel qu'il est calculé par les experts spécialistes de la sûreté nucléaire.

 Un événement rare qui amplifie considérablement l'aversion des individus au risque

Toutefois la décision allemande de l'accélération repose sur le risque perçu par le public et non sur le calcul d'ingénieurs et de scientifiques. Or l'accident nucléaire majeur, à l'instar de l'attaque terroriste ou de la catastrophe naturelle est un événement rare et effroyable et les travaux de psychologie expérimentale ont montré que cette caractéristique amplifie considérablement l'aversion des individus au risque.

Ils ont aussi établi que l'émotion que déclenchent les images de catastrophe, faisait perdre de vue le dénominateur qui définit la fréquence d'un accident. La différence entre une malchance sur 100 ou 1 malchance sur 10.000 disparaît.

En bref, nous sommes spontanément prêts à dépenser des sommes considérables pour réduire les accidents rares et effroyables. Il appartient bien sûr aux décideurs politiques d'agir en tenant compte, soit du risque perçu, soit du risque calculé, soit encore d'un mélange des deux. Le choix politique des élus allemands en faveur de l'accélération de la sortie du nucléaire repose sur la première option.

Quand la France décidera de clarifier sa politique nucléaire à l'égard du parc existant, elle saura grâce à l'exemple allemand que fermer des réacteurs nucléaires en bon état de marche prématurément est économiquement coûteux en termes microéconomique, macroéconomique et même pour l'environnement.

[1] La fermeture de Fessenheim en 2016, soit un peu avant son quarantième anniversaire, est un engagement pris par François Hollande lorsqu'il était candidat à l'élection présidentielle. Il l'a réitéré à plusieurs reprises depuis son accession à la Présidence de la République.

[2] D'après le Journal du Dimanche du 13 octobre 2013, l'Etat français envisagerait l'allongement de la durée de vie des réacteurs jusqu'à 50 ans.

[3] Le Président de la République François Hollande a déclaré à la conférence environnementale du 20 septembre 2013 que la "future loi de programmation sur la transition énergétique posera le principe d'un plafonnement à son niveau actuel de notre capacité de production nucléaire".

[4] Notons que cet écart de dépenses en capital s'observe également sur les kWh à économiser. Les mesures d'efficacité énergétique, par exemple l'isolation des logements, sont en effet également gourmandes en investissement.