L'impôt sur le revenu doit rester familial, une question de principe

Par Henri Sterdyniak  |   |  3019  mots
La mise en place d'un impôt sur le revenu individuel aurait des conséquences redoutables, bien au delà de la question fiscale. par Henri Sterdyniak, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques

 En décembre 2013, auront été rendu publics deux rapports, l'un préconisant de revenir sur l'interdiction du voile à l'école, l'autre l'individualisation du système fiscal français. Dans les deux cas, ces rapports ne procèdent pas d'une réflexion sociale collective, basée sur la consultation de l'ensemble des représentants des personnes concernées et d'une palette satisfaisante de scientifiques et d'experts :ces rapports ne reflètent que le point de vue unilatéral d'un groupe étroit de personnes. Dans les deux cas, des propositions malavisées gâchent des objectifs qui devraient faire l'unanimité : favoriser l'intégration des immigrés ; aller vers l'égalité des hommes et des femmes face à l'emploi.

Comme si la famille, ce n'était que les femmes

Ainsi, le rapport Séverine Lemière a-t-il été rédigé par un groupe de 8 personnes (sept femmes/un homme), qui aurait consulté 21 personnes (19 femmes/deux hommes, où est la parité ?), mais aucun spécialiste de la fiscalité, aucun représentant des associations familiales, comme si la famille ne concernait que les femmes.

Le rapport réussit à préconiser l'individualisation de l'impôt sur le revenu, sans jamais aborder la prise en compte des enfants. Pourtant, 25% des français ont moins de 20 ans. Ils vivent dans des familles, sont à la charge de leurs parents qui mettent en commun leurs ressources pour les élever. Comment le système fiscal et social pourrait-il les oublier et traiter chaque parent comme s'il vivait seul ?

Jusqu'à présent, la France reconnait à ces citoyens le droit de se marier (ou de se pacser), de fonder une famille, d'élever des enfants et de mettre en commun leurs ressources. Elle leur reconnait aussi le droit de ne pas se marier. Par ailleurs, selon la déclaration des droits de l'Homme, chacun doit contribuer aux dépenses publiques selon « ses facultés contributives ». Les familles ont le droit d'être imposées en tant que telles, c'est-à-dire comme un ensemble de personnes partageant leurs ressources. Une réforme qui individualiserait l'impôt sur le revenu, qui nierait le droit des familles à partager leurs ressources, serait non seulement anticonstitutionnelle, mais aussi moralement inacceptable et tout simplement injuste. L'objectif légitime d'augmenter l'emploi des femmes ne peut justifier un déni de justice fiscale.

L'oubli des enfants

Le rapport ose écrire : « Le système du quotient conjugal repose sur un principe critiquable : la mise en commun des ressources d'un couple ». On le voit, les enfants sont oubliés. Considérons la famille Martin où l'époux gagne 4 000 euros par mois, l'épouse 2 000 euros. Cette famille a trois enfants et reçoit donc 293 euros de prestations familiales. Le système actuel se base sur le principe de partage des ressources. N'est-ce-ce pas réaliste et légitime ? Dans l'immense majorité des cas, les parents et les enfants partagent le même logement, les mêmes repas, les mêmes équipements, les mêmes loisirs, les mêmes vacances.

Avec l'individualisation de l'impôt, chaque époux serait imposé sur son revenu propre. Ceci n'est justifié que si le mari dépense pour lui ses 4 000 euros, la femme ses 2 000 euros et que les trois enfants vivent des 293 euros par mois. Plaisante famille : le père partirait en vacances aux Maldives, l'épouse en Bretagne, les enfants resteraient dans leur HLM. Non, on ne peut introduire un système contraire aux pratiques socialement admises et habituellement pratiquées. Faut-il baser l'impôt sur la solidarité familiale ou sur l'égoïsme ?

Un système saugrenu, favorisant les parents divorcés

Imaginons que les Martin divorcent, que Madame Martin aient la garde des enfants. Après l'individualisation, Monsieur Martin n'aurait aucune pension alimentaire à payer puisque les revenus étaient déjà individualisés. Supposons que le juge lui impose quand même de payer une pension alimentaire ou une prestation compensatoire, celle-ci viendrait en déduction de son revenu imposable. On aurait donc un système saugrenu où les parents divorcés auraient une réduction de leur impôt pour tenir compte du fait qu'ils ont des enfants à charge, mais pas les parents mariés.

Le quotient conjugal fait payer le même impôt aux couples de revenu total équivalent ; contrairement à ce que dise certains, il ne subventionne pas les couples de revenus inégaux. Considérions deux couples mariés bi-actifs, avec enfants. Les Martin gagnent respectivement 4000 et 2000 euros ; les Dupont gagnent tous les deux 3000 euros. Les deux familles ont le même revenu ; le système actuel leur fait légitimement payer le même impôt. Après l'individualisation, les Martin paieraient plus d'impôt car l'Etat aurait décidé arbitrairement que Monsieur Martin ne partage pas son revenu avec son épouse et ses enfants. Ce serait contraire aux principes du mariage. Ce serait une surtaxe sur les couples de revenus inégaux. De quel droit ?

La "désincitation" au travail ne joue guère en France

Le quotient conjugal implique l'imposition jointe des époux auquel le rapport reproche de nuire au travail des femmes. L'imposition jointe égalise le taux d'imposition des deux membres du couple. Dans un couple où les salaires sont nettement différents, le taux marginal de la femme (supposée la moins bien rémunérée) serait supérieur à celui auquel elle aurait à faire face si elle était célibataire. Ceci la découragerait de travailler, ce qui la plongerait dans la dépendance vis-à-vis de son conjoint. Passer à une imposition séparée permettrait de diminuer le taux d'imposition marginal des femmes et donc augmenterait leur taux d'activité.

Cet argument repose sur la thèse libérale selon laquelle les taux marginaux d'imposition auraient un rôle déterminant pour les comportements d'offre de travail. Ceci ne semble guère jouer en France. Le taux d'activité des femmes n'a cessé de croître depuis les années 60 pour être aujourd'hui l'un des plus élevés d'Europe. En 2013, l'écart entre le taux d'activité des hommes et des femmes n'est plus que de 8,0 points contre 24,4 points en 1988. Que le système fiscal français décourage le travail des femmes n'est guère apparent. L'ensemble de la politique familiale française - prestations familiales différenciées, quotient familial et surtout facilités de garde (aides financières pour la garde des très jeunes enfants, écoles maternelles) - permet de concilier un fort taux d'activité des femmes et un niveau satisfaisant de fécondité. C'est l'une des grandes réussites du modèle social français.

Prendre en compte le quotient familial

En ce qui concerne le taux marginal d'imposition, l'effet quotient familial compense souvent l'effet quotient conjugal. Une femme gagnant 2 000 euros par mois est mariée à un homme qui en gagne 4 000. Sans enfant, son taux marginal d'imposition correspond certes à celui d'une célibataire gagnant 3 000 euros. Mais, si elle a deux enfants, son taux d'imposition est celui d'une célibataire à 2 000 euros ; si elle en a trois, celui d'une célibataire gagnant 1 500 euros. Le taux d'imposition de l'épouse n'est plus élevé que celui qu'elle subirait en étant célibataire que si elle gagne moins de la moitié du salaire de son mari avec deux enfants ; moins du tiers avec 3 enfants ; moins du quart avec 4 enfants. Or c'est précisément les femmes avec 3 enfants et plus qui réduisent leur activité ; l'effet du taux d'imposition ne doit pas être si important.

Plus d'incitation à travailler pour les femmes mariées...

L'augmentation de revenu disponible à la suite d'un retour au travail est plus forte pour les femmes mariées d'un couple imposable (qui ne souffrent que d'un supplément d'impôt) que pour les femmes seules (qui voient baisser fortement leurs RSA et leurs allocations logement) ; plus forte pour les couples imposables que pour les couples en situation précaire. Ainsi, dans le cas extrême, une femme mariée à un homme à salaire très élevé, qui reprend un emploi au SMIC, est soumise à un taux d'imposition effectif de 40,5 % (90 % de 45 %) ; son emploi lui rapporte 624 euros par mois, soit plus que les 500 euros supplémentaires dont bénéficie une femme seule qui reprend un emploi au SMIC en provenance du RSA ou aux 540 euros qui restent à une femme d'un couple de bénéficiaires du RSA (avec 2 enfants).

L'impôt individuel taxerait fortement les familles mono-actives

L'imposition conjointe n'aboutit pas à un taux de prélèvement supérieur pour les couples imposables par rapport à celui qui a été jugé acceptable pour les couples au RSA. Dans un système individualisé, une femme mariée gagnerait plus en reprenant un emploi. Mais, cet effet serait obtenu en augmentant fortement la taxation des familles mono-actives. Considérons un couple dans lequel l'homme gagne 4000 euros par mois. Si l'épouse ne travaille pas, l'impôt payé par le couple est de 280 euros par mois. Il passe à 450 euros si celle-ci travaille au SMIC.

Avec une imposition séparée, l'impôt mensuel payé par le couple serait de 616 euros dans les deux cas. L'imposition séparée augmente certes le gain au travail, mais en augmentant légèrement l'impôt du couple bi-actif (de 166 euros par mois) et fortement celui du couple mono-actif (de 336 euros par mois). Or ce dernier a obligatoirement un niveau de vie plus faible. L'individualisation dégrade obligatoirement la redistributivité du système fiscal.

 Peut-on sanctionner fiscalement le choix d'élever ses jeunes enfants?

Il est parfois reproché à l'imposition conjointe de donner aux couples mono-actifs des avantages excessifs. Les pouvoirs publics subventionneraient et encourageraient l'oisiveté de l'épouse. Généralement, le conjoint sans ressource propre est une femme qui a arrêté de travailler pour élever ses très jeunes enfants. Peut-on sanctionner fiscalement ce choix ? Dans d'autres cas, le membre sans revenu du couple est un chômeur de longue durée ou une personne en mauvaise santé.

La fiscalité pourrait-elle imposer son conjoint sans tenir compte du niveau de vie effectif du couple, sans tenir compte du fait que, prenant en charge son conjoint sans ressources, il fait économiser à la société des prestations d'assistance? Considérons un couple où un des conjoints gagne 2500 euros par mois tandis que l'autre est sans emploi (chômeur de longue durée, par exemple) : l'imposition commune leur rapporte 120 euros par mois (contre 460 euros pour l'Allocation spécifique de solidarité, versée aux chômeurs en fin de droit). Peut-on mettre en cause ses 120 euros sans donner droit au conjoint au 460 euros d'ASS?

Certaines femmes, de moins en moins nombreuses d'ailleurs, font le choix d'arrêter temporairement de travailler ou de travailler à mi-temps pour avoir un grand nombre d'enfants ou pour mieux se consacrer à eux, quand ils sont très jeunes. Certaines personnes, au nom de l'autonomie des femmes, trouvent ce choix dangereux. Doivent-elles pour autant demander à l'Etat de déroger aux principes de l'équité fiscale, de prendre des mesures pour dégrader la situation de ces femmes ?

L'impôt individuel: le choix entre trois systèmes contraignants

La mise en place d'un système de déclaration séparée oblige à choisir entre trois systèmes :

   - la plupart des pays (Danemark ; Pays-Bas, Etats-Unis,..) accordent au membre actif du foyer un abattement pour son conjoint sans revenu propre. Cet abattement, d'un montant arbitraire, réduit lui-aussi le gain à l'emploi du conjoint.

     - le partenaire sans revenu pourrait recevoir un transfert social de type RSA, lui assurant son autonomie, de même montant que s'il vivait seul. Ce système éviterait certes la pénalisation de la vie en couple et garantirait que le gain à la reprise du travail serait le même quelque soit la situation familiale, que la femme soit en couple ou seule. Mais il favoriserait les couples mono-actifs relativement aux couples bi-actifs de même revenu. L'incitation à l'emploi des femmes mariées ne serait pas augmentée.

- dans un système bâtard, la société ne reconnaîtrait pas que le conjoint actif prend en charge son conjoint sans revenu pour le calcul de son IR et opposerait le soutien de son conjoint à la personne mariée quand celle-ci demanderait un revenu minimum (RSA, ASS ou minimum vieillesse). C'est le système le plus économe pour l'Etat ; c'est aussi le plus incohérent.

Comment prendre en compte les enfants

Passer à un système d'imposition séparée rendrait nécessaire la réforme de la prise en compte fiscale des enfants par le système du quotient familial. Celui-ci, qui repose sur le principe que les membres de la famille partagent équitablement leurs ressources, n'a plus de sens dès que le mari et la femme sont supposés faire bourses séparées. Le traitement fiscal des enfants deviendrait arbitraire. Soit, le quotient pour enfant serait maintenu, les parents se repartiraient arbitrairement chacun des enfants (comme le font actuellement les couples ni mariés, ni pacsés).

Soit, chaque enfant serait supposé avoir un coût fixe qu'un des parents pourraient soustraire à son revenu. Soit, chaque enfant ouvrirait le droit à un crédit d'impôt (remboursable ou non). Aucun de ces systèmes n'a de logique cohérente sur le plan fiscal, ne correspond à la pratique effective des familles, ne respecte le principe d'équité fiscale: des familles de même niveau de revenu par unité de consommation paieraient des impôts différents ; elles seraient surtaxées si les revenus des parents différent ; les familles riches avec enfants seraient surtaxées par rapport aux couples riches sans enfants.

La fin de la notion de niveau de vie par famille

Surtout, la notion de niveau de vie de la famille disparaitrait. Le nouveau système ne permettrait pas une aide spécifique aux familles pauvres avec enfants. Comment serait déterminés les droits à l'allocation-logement, aux prestations sous conditions de ressources, au RSA, aux bourses scolaires, si on se refuse à considérer que les parents mettent en commun leurs ressources et à évaluer le niveau de vie de la famille par la somme des revenus des parents divisée par le nombre de part de la famille ?

Et la fin de l'obligation alimentaire, des prestations compensatoires...

L'individualisation de l'impôt entrainerait logiquement la fin de l'obligation alimentaire, des prestations compensatoires, des pensions de réversion avec un coût important pour certaines femmes et certains enfants. Veut-on aller vers une société sans mariage où coexisteraient des hommes célibataires sans contraintes et des femmes seules supportant la charge des enfants ? Certes, il est souhaitable que le taux d'emploi des femmes augmente, que leurs salaires convergent avec ceux des hommes, mais on ne peut réformer le système socio-fiscal en ne tenant pas compte des disparités passées et actuelles. Et même dans un système où, en moyenne, les hommes et les femmes seraient égaux devant l'emploi, il resterait légitime que la fiscalité reste familialisé pour tenir compte de la charge des enfants et des cas où l'un des conjoints est sans ressources. Peut-on retirer aux familles un droit que les couples de même sexe ont légitimement obtenu ?

Des chômeuses en plus?

Le rapport cite une étude de Damien Echevin de 2003 selon laquelle l'individualisation de l'impôt ferait venir 79 000 femmes mariées de plus sur le marché du travail. Sachant qu'il y a actuellement 1 365 000 femmes au chômage, faut-il vraiment dégrader notre système socialo-fiscal, mettre des femmes et des familles mono-actives en difficulté pour avoir 79 000 chômeuses de plus ? Certes, plus de femmes au travail augmenterait le PIB, mais l'obstacle aujourd'hui à l'emploi des femmes, ce n'est pas qu'elles ne veulent pas travailler en raison de la fiscalité, mais qu'elles ne trouvent pas d'emploi.

La France a pu maintenir un système fiscal équitable pour les familles, qui grâce au quotient familial, ne surtaxe pas les familles bi-actives, et grâce au quotient conjugal, ne surtaxe pas les familles mono-actives. Ceci ne s'est pas fait au détriment de la progression de l'emploi féminin. Faut-il par idéologie féministe dévoyée, détruire un système qui fonctionne ?

Deux philosophies s'opposent

Le système actuel laisse le choix aux couples : se marier et mettre en commun leurs ressources ou ne pas le faire. L'individualisation de l'impôt aboutirait au contraire à dénier aux personnes le droit de fonder une famille et de mettre en commun leurs ressources. Comme le dit le rapport : « Toucher au quotient conjugal a surtout une fonction symbolique ». Deux philosophies s'opposent. Pour les uns, la famille est obligatoirement organisée selon le modèle de l'homme dominant, de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer ; la famille est un résidu du modèle féodal où le père-seigneur exploite les autres membres de la famille ; il faut détruire la famille pour promouvoir l'égalité des genres. Mais n'y a-t-il pas quelque contradiction à prétendre promouvoir une société plus solidaire en mettant en cause la solidarité familiale ? Mais comment assurer l'éducation des enfants, une fois la famille détruite ? Faut-il sacrifier les besoins des enfants au primat de l'emploi ?

L'impôt individuel: la fin d'une fiscalité correspondant au choix de vie

Pour nous, les enfants ont besoin d'une famille ; la famille est obligatoirement la base de la société ; celle-ci a heureusement évoluée vers un modèle de solidarité égalitaire entre les conjoints. C'est une préfiguration de la société socialiste où chacun met en commun ses ressources, qui sont reparties ensuite selon les besoins de chacun 

Dans un système d'imposition jointe, un couple peut choisir de ne pas se marier, ni de se pacser, donc rester dans l'imposition séparée. Au contraire, l'individualisation de l'impôt retire le droit aux familles d'avoir une solidarité spécifique et une fiscalité correspondant à leur choix de vie. Retirer un droit aux citoyens doit-il faire partie du programme du gouvernement ? La création du PACS, l'extension des droits qu'il fournit, l'ouverture du mariage à tous montre que la France a choisi la voie opposée, étendre la reconnaissance publique des solidarités privées par lesquelles les individus choisissent de se lier.