Sotchi : "du pain et des Jeux" offerts par Poutine... dans une Russie enlisée

Par Emmanuel Grynszpan  |   |  1464  mots
Le président russe, Vladimir Poutine, a déployé tant « d’efforts » pour l’organisation des JO à Sotchi en 2014 qu’en Russie ces Jeux sont surnommés les « Jeux de Poutine »./ DR
Les JO de Sotchi vantent une Russie moderne, ouverte au monde, tout en voilant un mécanisme de conversion massive d’argent public en enrichissements personnels.

Comme d'autres leaders avant lui, Vladimir Poutine utilise les Jeux olympiques pour promouvoir son pays sur la scène internationale, ainsi que son prestige personnel auprès des Russes.

L'objectif est quadruple : faire de Sotchi une vitrine de ce que peut faire la Russie dans le Caucase, soit moderniser une région réputée explosive et en faire un pôle touristique régional ; rendre aux Russes leur fierté et les inciter à faire davantage de sport.

Au plan international, il s'agit de rehausser le prestige du pays en démontrant la capacité d'organiser un événement global grâce à une impressionnante mobilisation budgétaire. Pour les critiques, Poutine a un autre objectif : utiliser Sotchi comme mécanisme visant à redistribuer l'argent public russe à une clique de barons devenus milliardaires, sans égard pour les autochtones, l'environnement ou les investisseurs privés.

Un développement régional accéléré

Pour décrire Sotchi, le mot gigantisme vient immédiatement à l'esprit. En 2007, l'année où la candidature russe a remporté l'organisation des JO de 2014, Sotchi n'avait jamais vu une patinoire. En montagne, une petite route en mauvais état menait à travers une étroite vallée vers une station de ski soviétique peu fréquentée et disposant d'une poignée de remonte-pentes obsolètes.

Sept ans plus tard, quatre stations de ski modernes ont été construites. Les bicoques en bois longeant la route ont laissé la place à de hauts bâtiments en béton aux architectures diverses mais peu alpines. Une seconde route et une voie de chemin de fer ont été tracées à travers la montagne, avec force tunnels. La vallée n'en paraît que plus encaissée.

En bas, au bord de la mer, cinq immenses patinoires ont vu le jour, plus un immense stade de foot, un circuit de formule 1 et un parc d'attractions. La note est salée : 51 milliards de dollars (37,8 milliards d'euros). Les efforts personnels déployés par Vladimir Poutine pour l'organisation des JO à Sotchi en 2014 leur ont inspiré un surnom : les « Jeux de Poutine ».

Grand amateur de ski, le président russe a pesé de tout son poids sur le budget. Il a inspecté les travaux à de nombreuses reprises et fait rouler les têtes de ceux dont il était insatisfait. Il est le seul chef d'État à s'être rendu en personne au Guatemala en 2007 pour défendre la candidature de Sotchi auprès du Comité olympique. Sotchi est le seul endroit du pays qui porte dans la pierre son empreinte personnelle.

L'ampleur des efforts rappelle la construction de Saint-Pétersbourg par le tsar Pierre le Grand, il y a trois siècles. La capitale des tsars a été construite en neuf ans, sur une terre marécageuse tout juste arrachée aux Suédois, aux confins de l'empire, en utilisant 40.000 serfs. Poutine a fait travailler 70.000 personnes à Sotchi, qui est également une zone frontière (avec la Géorgie) et abrite sa « résidence d'été », où il passe beaucoup de temps.


Budget des infrastructures des précédents JO d'hivers
(En milliard d'euros / source CIO)

Mais Poutine a-t-il (encore) les moyens de ses ambitions ?

Elles ont pris forme durant les années 2000, quand le cours des matières premières s'envolait. Les pétrodollars engrangés par le budget russe portaient la croissance (7% par an en moyenne), ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Le Kremlin n'a pas su diversifier l'économie, restée dépendante des exportations de matières premières.

Faute d'investissements suffisants, le moteur de la croissance a calé (1,4% en 2013), alors que le cours moyen du baril de pétrole restait élevé, à plus de 100 dollars. La dégradation des indicateurs macroéconomique inquiète les experts.

« Il existe un risque réel d'apparition d'un déficit de la balance courante à partir du 2e ou du 3e trimestre de cette année. Du jamais vu depuis le défaut de 1998 », signale l'économiste Chris Weafer.

Le rouble pourrait, selon lui, subir davantage de pression à la baisse. La dévaluation n'aura guère d'effets positifs sur l'économie, car la Russie ne possède qu'un groupe très restreint de sociétés exportatrices de biens manufacturés. L'État continue d'exercer une emprise glaçante sur l'économie.

Selon un rapport de l'OCDE paru à la mi-janvier, « la domination [des grandes sociétés d'État] entrave fortement l'entrée sur le marché et la concurrence, tout en préservant des poches d'inefficacité ».

L'organisation appelle poliment à « des réformes structurelles cruciales, en particulier le règne de la loi et la lutte contre la corruption, afin d'améliorer le climat des affaires ».

« La justice russe fonctionne à peu près correctement sur les différends en affaires, à moins que vous croisiez la route d'un homme disposant d'appuis au Kremlin. Si le conflit prend une dimension politique, adieu la justice », explique un homme d'affaires français basé à Moscou depuis une décennie.

L'absence de confiance envers l'État et le sentiment de vulnérabilité des investisseurs sont à la base d'un des fléaux récurrents de l'économie russe : la fuite des capitaux, qui a atteint 62,7 milliards de dollars l'année dernière. Depuis vingt ans, elle aurait atteint 800 milliards de dollars, selon le sénateur Sergueï Riaboukhine.

Les oligarques, les amis et les groupes publics

Les Russes ont accepté, voire apprécié l'autoritarisme de Vladimir Poutine dans les années 2000, en vertu d'un pacte informel « hausse du niveau de vie contre réduction des libertés citoyennes ».

Mais depuis 2008, les revenus de la nouvelle classe moyenne citadine plafonnent. La cote de popularité du président connaît une érosion. Une opposition farouchement hostile à Poutine émerge et parvient à mobiliser des dizaines de milliers de manifestants, même si elle n'est pas encore parvenue à peser sur un Kremlin fermement décidé à l'ignorer.

Tablant sur un réveil du contribuable qui sommeille (profondément) dans le citoyen russe, l'opposition a sauté sur le coût exorbitant des JO pour en faire une arme contre Poutine. Le libéral Boris Nemtsov, natif de Sotchi, a dressé un tableau accablant du gaspillage et du népotisme autour des Jeux dans une étude intitulée : JO d'hiver en zone subtropicale. Il attire l'attention sur le fait que 9,4 milliards de dollars ont été dépensés pour la construction d'une route et d'une voie ferrée de 48 km reliant les deux grands sites olympiques.

En se basant sur la moyenne mondiale, Nemtsov déduit que le coût n'aurait pas dû dépasser les 6,1 milliards de dollars et note que, parmi les bénéficiaires des travaux (attribués sans concours), figurent deux hommes très proches de Poutine : le patron des chemins de fer Vladimir Yakounine et le milliardaire Guennadi Timtchenko. [ NDLR : M. Timtchenko est actionnaire à 63% de STG Group, groupe lui-même propriétaire de 25% des part de SK Most, l'une des principales entreprises de construction d'autoroutes pour les jeux olympiques. De ce fait, M. Timtchenko ne détient indirectement que 15.75% de SK Most. Il convient également de noter qu'il a acheté ses parts dans SK Most en 2012, soit bien après l'attribution des jeux à Sotchi.] 

Pour schématiser, trois types d'hommes d'affaires ont été convoqués par Poutine pour le chantier des JO. Première catégorie, les investisseurs privés. Des milliardaires, surnommés « les oligarques », connus du grand public depuis les années 1990 : Oleg Deripaska, Vladimir Potanine, Viktor Vekselberg. Ils ont engagé de grosses sommes, avec des crédits offerts par de grosses banques d'État (principalement la VEB).

Les jeux du tsar !

Vladimir Poutine insiste beaucoup dans les médias sur leur participation, à la fois pour leur faire payer leur dette d'oligarques envers la société et pour démontrer sa toute-puissance.

En réalité, leurs investissements cumulés représentent moins d'un dixième des investissements totaux, ils sont avancés à 80 % par la VEB sous forme de crédits à taux subventionnés.

La seconde catégorie est celle des PDG de grands groupes publics (Gazprom et Sberbank), qui ont contribué à construire des stations de ski ou des infrastructures olympiques.

La troisième correspond à une ribambelle d'hommes d'affaires peu connus mais bien introduits dans les cercles du pouvoir. Ces derniers n'ont pas investi mais ont obtenu des contrats publics juteux. Selon Bloomberg, Arcady Rotenberg, un milliardaire ami d'enfance de Poutine, aurait ainsi remporté des contrats d'une valeur de 7,4 milliards de dollars.

Pour l'instant, les Russes n'ont guère protesté contre le pillage manifeste du budget, à la différence des Brésiliens furieux de l'organisation chez eux de la Coupe du monde de football. En 2018, ce sera au tour de la Russie d'organiser cette Coupe du monde. Avec le risque de répéter les mêmes incuries, à moins que le contribuable russe n'émerge de sa torpeur.