La dictature de la norme juridique verticale

Par Eric Aubry et Pierre-François Gouiffès  |   |  1022  mots
"Notre culture politique et administrative valorise cette règle générale applicable à tous et à toutes les situations. C'est la primauté donnée à la loi, expression de la volonté générale et construction qui se veut globale et définitive". | REUTERS
A trop chercher l'universalité, l'Etat impose une norme, qui laisse aux acteurs de l'économie et de l'administration très peu d'autonomie. Par Eric Aubry et Pierre-François Gouiffès, hauts fonctionnaires.

L'esprit français sacralise la règle générale, uniforme et décidée centralement. Privilégiant abstraction et uniformité, il tend à l'universalisme et se méfie à la fois du concret, vite assimilé à l'erreur, et de la singularité, synonyme d'inégalité. Pour reprendre les mots de Tocqueville dans l'Ancien Régime et la Révolution comparant l'action des révolutionnaires et celle des philosophes du 18eme siècle : « même attrait pour les idées générales, les systèmes complets de législation et l'exacte symétrie dans les lois ; même mépris des faits existants ; même confiance dans la théorie...».

 

La confiance en l'Etat, créateur de la norme 

Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que notre culture politique et administrative valorise cette règle générale applicable à tous et à toutes les situations. C'est la primauté donnée à la loi, expression de la volonté générale et construction qui se veut globale et définitive. C'est le mythe de la norme parfaite et seule capable d'ordonnancer la société comme un jardin à la française. C'est la croyance dans le pouvoir de la norme comme gage d'efficacité et d'équité. C'est la confiance en l'Etat, seul habilité à produire la norme, laquelle sera interprétée par un juge baignant également dans ces valeurs d'abstraction, avec son corollaire, la méfiance envers les corps intermédiaires.

Cette attitude conduit au mépris de la variété des situations et à leur traitement a priori, à travers une grille théorique d'interprétation. Elle se traduit souvent par un désintérêt pour la mise en œuvre ou le suivi des mesures, sujets non seulement vulgaires mais désagréables, car remettant en cause la perfection supposée de la norme. Elle s'accompagne de la peur de la décentralisation assimilée à l'inégalité de traitement et aux risques de corruption ou de népotisme, mais aussi du rejet de l'expérimentation et de l'évaluation des politiques publiques.

 

Une norme définie dans le détail 

A côté de l'Etat, ainsi sacralisé et seul véritablement habilité à produire la norme, les corps intermédiaires, comme les partenaires sociaux ou les collectivités territoriales, sont des mineurs qu'il faut maintenir dans une tutelle plus ou moins bienveillante selon les périodes. La norme n'est d'ailleurs pas la formalisation de quelques règles simples ou de quelques principes dont application et interprétation seraient laissées à l'initiative des acteurs de terrain : elle est au contraire définie de façon extrêmement détaillée, elle tente de définir a priori tous les cas de figure et de répondre, ex cathedra, à toutes les situations.

Lois, décrets, circulaires, instructions se déversent ainsi sur la société, aboutissant à une complexité parfois effroyable, et surtout à une grande instabilité juridique. Car il faut en effet sans cesse adapter, modifier, restructurer ces règles bien souvent inapplicables ou incomprises. : le recueil des lois édité par l'Assemblé nationale est passe de 632 pages en 1980 à plus de 2.000 aujourd'hui.

 

La réduction du temps de travail, exemple d'universalisme raté

Ce culte si français de la norme et cette méfiance vis-à-vis de la diversité se retrouvent par exemple dans le champ des politiques sociales, aux dépens de la méthode qui privilégierait la recherche d'un accord collectif issu d'une négociation entre partenaires sociaux et fruit de compromis, par nature, laborieux et imparfaits. Le fameux « modèle social français » ne repose-t-il en effet pas sur des valeurs universalistes et ne doit-il pas se traduire par les mêmes règles de droit, par des prestations calculées selon des règles s'imposant à tous? Regardons trois exemples de ce culte de la norme et de la défiance envers les acteurs locaux et sociaux.

D'abord la réduction du temps de travail, un débat dont la France n'a pas eu du tout le monopole. La réflexion a également eu lieu en Allemagne mais s'est traduite par des accords d'entreprise : le fameux accord Volkswagen de 1993, mais plus récemment le recours au temps partiel et au chômage partiel pour amortir le choc récessif de 2008/2009 sans licencier. Ce qu'il y a d'unique en France, c'est d'avoir légiféré pour provoquer une baisse générale  du temps de travail couvrant l'ensemble des salariés quel que soit leur secteur d'activité : entreprises quelle que soit leur taille, secteur privé public ou associatif.

 

Des prestations égales sur tout le territoire 

De même, la politique de décentralisation des politiques d'action sociale a été menée à partir des années 80 selon une méthode paradoxalement centralisatrice. Il s'agit en réalité d'une simple déconcentration départementale du paiement de prestations comme le RMI/RSA ou l'allocation personnalisé dépendance. Les conseils généraux n'ont aucun pouvoir pour adapter le montant et les conditions d'attribution des prestations qui, au nom du sacro-saint principe de l'égalité de traitement, doivent être égales sur tout le territoire.

Enfin concernant la représentation des salariés dans les entreprises, la loi ou le règlement définissent là encore de manière extraordinairement précise, non seulement les instances de représentation, mais également toutes les modalités de fonctionnement, le nombre, la périodicité des réunions etc...

Cette conception de la norme décidée et imposée au niveau central est le symbole d'une société verticalisée et statutaire entrée dans un cercle vicieux où la norme générale ne laisse que peu d'autonomie aux acteurs et génère structurellement de la défiance amenant certains d'entre eux à demander encore plus de norme. Compte-tenu des difficultés structurelles [actuelles] du pays, peut-être le moment est venu de privilégier efficacité et pragmatisme, et pour cela de renoncer à des normes et politiques tombées d'en haut, de s'en remettre enfin à des véritables évaluations des politiques publiques et d'accepter qu'à des situations différentes correspondent vraiment des politiques différenciées décidées par les parties prenantes elles-mêmes.