Uber : aux juges d'éviter une décision rétrograde

Par Vincent Delacre  |   |  1054  mots
Uber s'est déjà vu condamné une première fois à 100 000 euros d'amende en octobre pour avoir présenté UberPOP comme du covoiturage.
Les juges français doivent se prononcer ce vendredi le 12 décembre sur une plainte contre Uber. Tôt ou tard, ce modèle finira par s'imposer, comme il l' a fait dans un pays comme le Canada. par Vincent Delacre, Consultant en réingénierie (RB consulting)
Tribune initialement parue le 27 novembre.

 Au Canada, l'arrivée sur le marché d'applications permettant à tout un chacun de s'improviser chauffeur a été bien accueillie. Les médias ont relayé la bonne nouvelle, la compagnie montréalaise Taxi Diamond a réagi à l'émergence de cette forme de concurrence de façon constructive : elle vient d'annoncer un plan de modernisation de son activité d'un million de dollars. En France, c'est une autre limonade. Uber cristallise les tensions. La « société de technologie » ayant lancé UberPOP, service permettant à des particuliers d'enfiler la casquette de chauffeur sur de courtes distances, et UberPool, variation sur le même thème offrant de partager à plusieurs tout ou partie d'une course en voiture, fait l'objet de violentes charges de la part des taxis et VTC.

 L'économie collaborative, pour la moitié des Français

Près de 50 % des Français ont eu recours à l'économie collaborative en 2014, et ce n'est pas près de s'arrêter. Selon PWC, le marché pourrait atteindre 270 milliards d'euros à l'horizon 2025, contre 12 milliards aujourd'hui. Pourtant, dans le même temps, le concept de consommation collaborative est encore mal identifié par les Français, qui sont seulement 40 % à en avoir déjà entendu parler, selon un sondage réalisé pour l'Institut national de consommation (INC).

Ce hiatus entre le taux de personnes ayant eu recours au modèle CtoC («consumer to consumer », terme désignant les transactions entre particuliers) et le taux de celles parvenant à mettre un nom sur ce nouveau paradigme s'explique. Née il y a une dizaine d'années, l'économie de partage se contentait dans ses balbutiements de valoriser la débrouille entre amis ou en famille. Le troc, l'achat/vente d'objets d'occasion, etc. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ce qui n'était à l'origine qu'une façon alternative et confidentielle de partager des bons plans pour chouchouter son pouvoir d'achat est devenu un vrai business.

 Le partage des biens connaît un succès fracassant

96 % des Français connaissent le site Leboncoin.fr, et 73 % affirment l'utiliser régulièrement. Mais la plupart d'entre eux ne savent pas qu'en faisant des affaires sur ce site de petites annonces, ils participent déjà d'une forme de consommation collaborative. Les nouvelles technologies, en venant se greffer au modèle CtoC, ont donné une envergure considérable à un phénomène de niche. L'émergence de startups comme Airbnb, Blablacar ou encore Uber, services permettant de mettre en partage des biens entre particuliers et connaissant un succès fracassant, le dit assez.

 Uber symptomatique de l'évolution du secteur

Uber, justement, est symptomatique de l'évolution ultra-rapide du secteur. Trop rapide, en un sens, puisqu'en envoyant valser en un tournemain la conception traditionnelle que l'on se faisait de l'économie, reposant essentiellement sur le modèle BtoC (« business to consumer », terme désignant cette fois les transactions entre professionnels réglementés et consommateurs), Uber semble être allé plus vite que la musique. En France, la filiale UberPOP de la « société de technologie » californienne se trouve ainsi assignée en référé pour « concurrence déloyale ». A l'origine de la plainte, on s'en doute, taxis et VTC (voitures de transport avec chauffeurs) traditionnels.

 VTC et taxis manquent d'objectivité

Cette opposition se comprend. Comme l'explique l'économiste Robin Rivaton dans les colonnes des Echos, « au fond, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une résistance s'organise. On ne brandit pas fièrement un siècle d'existence en tant que profession réglementée sans un minimum d'expérience dans le lobbying et la fréquentation assidue des cours de justice ». Soit. Si l'on comprend les motivations des « anciens », on ne s'interdit pas pour autant de penser qu'elles sont un peu désespérées, et de mauvaise foi, davantage guidées par l'appât du gain que par l'éthique. En témoigne une récente déclaration (effarante de naïveté, à moins que de cynisme) de Benjamin Cardoso, fondateur de LeCab, une des sociétés de VTC ayant porté plainte contre Uber : « Si UberPOP est reconnu légal tous les VTC devront l'imiter ». Sous-entendu : « on n'a rien contre le système UberPOP, on le trouve même plutôt efficace puisqu'on est prêts à se l'approprier, mais d'ici là si on peut le faire interdire pourquoi pas, ça ne coûte rien d'essayer ». Ubuesque.

Si taxis et VTC manquent cruellement d'objectivité dans cette affaire, et qu'on ne peut donc attendre d'eux un avis éclairé sur l'émergence d'UberPOP, tous les yeux se tournent désormais vers les pouvoirs publics, avec l'espoir qu'ils fassent le bon choix, amendent une loi obsolète. A ce stade, un peu de benchmarking s'impose. La tête dans le guidon, ou plutôt le volant, on en oublierait presque de prendre un peu de recul. Au Canada, il est intéressant de constater que le Bureau de la concurrence, évoquant UberPOP, « est d'avis que ces modèles d'affaires innovateurs ont un grand potentiel d'offrir des bénéfices importants aux consommateurs, par l'intermédiaire d'une plus grande concurrence, qui devrait générer des prix plus bas, un plus grand choix et un meilleur service de qualité pour les consommateurs ». En sera-t-il de même en France ?

 La citadelle tombera...

Robin Rivaton en doute. Uber s'est déjà vu condamné une première fois à 100 000 euros d'amende en octobre pour avoir présenté UberPOP comme du covoiturage. Il craint que ce soit de nouveau le cas ce 28 novembre. Mais qu'importe, selon lui, « les politiques et les magistrats auront beau ériger de nouvelles barrières, hisser tous les ponts-levis et élargir les fossés pour bloquer Uber et les autres, la citadelle tombera car la multitude mène un formidable travail de sape souterrain ».

 C'est sans doute vrai. Il n'empêche, pour ne pas que la France s'établisse une solide réputation de nation rétrograde à l'international, pour ne pas que l'intitulé de la fonction d'Axelle Lemaire, notre ministre du Numérique et de l'Innovation, sonne creux, pour ne pas que les Français soient privés d'un moyen de faire des économies, souhaitons que la décision des juges soit la bonne. Dans le cas contraire, le signal envoyé au monde entier, et plus particulièrement aux acteurs des nouvelles technologies, serait mortifère.