Piketty a raison sur les inégalités, mais ses propositions sont insuffisantes

Par Propos recueillis par Ivan Best  |   |  1232  mots
Guillaume Allègre, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques
Pour Guillaume Allègre, économiste à l'OFCE, l'analyse de Thomas Piketty est parfaitement juste. Mais ses préconisations politiques pour lutter contre les inégalités -via l'impôt- doivent être complétées. Il faut lutter contre les rentes en limitant les droits des propriétaires

Le livre de Thomas Piketty a remis la question des inégalités au centre du débat économique. Curieusement, alors que la France peut être présentée comme le pays de la "passion pour l'égalité", il y est très critiqué...

La passion française pour l'égalité n'empêche pas les guerres entre chapelles. Nous avons une longue tradition de dispute entre des personnes qui, au final, ne cherchent qu'à préserver leurs positions. Plus sérieusement, la passion pour l'égalité s'est toujours accompagnée en France d'une faible mobilité sociale. Elle masque deux autres passions : la passion pour l'école méritocratique inégalitaire comme le montrent, entre autres, Marie Duru-Bella et François Dubet , et l'amour pour la pierre que l'on transmet à ses enfants. Cet amour posait moins de problème lorsqu'on transmettait une vielle maison de campagne, qu'aujourd'hui où la rente foncière se situe aux endroits où l'on produit des richesses, notamment dans les métropoles et plus particulièrement en région parisienne. La transmission de cette rente renforce les inégalités.

Justement, certains ont reproché à Thomas Piketty de mal tenir compte de ce capital-logement.

Oui, trois critiques principales sont adressées au Capital au XXIème siècle : premièrement il mesurerait mal le capital, notamment le capital-logement ; deuxièmement, son analyse prospective serait fausse, dans le futur, les rendements du capital ne seront pas nécessairement plus élevés que la croissance ; troisièmement, sa proposition d'impôt mondial sur le capital ne serait ni politiquement plausible, ni même souhaitable.

Commençons par la première

Thomas Piketty mesurerait mal le capital, notamment le capital-logement. Au contraire, il le mesure de la seule façon cohérente: il valorise ce capital de la même façon que les autres formes de capital, en utilisant les prix de marché. La critique est en fait assez surprenante, surtout qu'elle vient de personnes qui, en général, sont très attachées aux signaux fournis par les prix de marché. Selon ces critiques, il faudrait valoriser les logements à partir des loyers et non à partir de la valeur marchande des logements. Mais si vous voulez acheter un appartement à Paris, c'est bien l'évolution de la valeur marchande qui compte, pas les loyers. C'est un livre sur le capital, pas la consommation. Lorsque vous héritez d'un logement, vous n'héritez pas juste du flux de loyers actualisés : vous pouvez le vendre et faire ce que vous voulez avec cet argent. D'ailleurs les personnes qui héritent d'un logement sont souvent déjà propriétaires. C'est bien cela le problème souligné par Piketty : l'accumulation et la concentration du capital. En France, cette accumulation passe par la pierre et la rente foncière. Il ne faudrait pas la masquer par un tour de passe-passe.


Mais il y a bien une différence entre capital productif et capital improductif ?

Le logement est-il vraiment improductif ? Il apporte tout de même un grand service ! Quid d'un tableau de Jeff Koons ? Ce sont aussi des réserves de valeur. Oublier les réserves de valeur lorsqu'on analyse le capital, c'est passer à côté du problème.

De plus, vouloir dissocier capital productif et improductif dans l'analyse empirique nous ramènerait 100 ans en arrière, à une époque où les économistes se demandaient encore d'où provenait la valeur. Empiriquement, on ne peut pas dissocier la rente du capital productif. L'algorithme de Google, c'est une rente ou un capital productif ? Dissocier les rentes du capital productif puis dire qu'il faut lutter contre les rentes, c'est donner un coup d'épée dans l'eau.

Il y a une autre critique, celle concernant le modèle utilisé par Piketty, qu'il exploiterait mal. Du coup, sa principale conclusion et prévision -une rentabilité du capital désormais supérieure à la croissance, avec un effet boule de neige sur les inégalités- serait erronée...

Si c'est une guerre entre chapelles, on s'adresse ici plutôt au clergé. Cette critique est née d'une confusion. Certains ont reproché à Piketty d'utiliser le modèle néoclassique de Solow, d'autres de ne pas utiliser une approche institutionnaliste, et d'autres de ne pas comprendre le modèle de Solow. Mais dans le Capital, le fait que r>g, c'est-à-dire, le fait que le rendement du capital soit supérieur à la croissance, ne découle pas d'un modèle de croissance, c'est une constatation empirique historique. En première lecture, cette constatation parait a-théorique, ce qu'on a d'ailleurs également reproché à Piketty. Mais en seconde lecture, il n'est pas difficile de comprendre que dans son esprit, si r>g, c'est la conséquence de ce que d'autres appellent des rentes. Si Piketty ne veut pas utiliser le terme rentes, c'est parce que tout le monde est contre les rentes : Mélenchon est contre les rentes, Macron est contre les rentes, le Medef est contre les rentes. Le terme rente est une autre façon de dire qu'une inégalité est injuste. Dire qu'il faut lutter contre les rentes, c'est dire qu'il faut lutter contre les inégalités injustes : on n'est pas beaucoup plus avancé.

Thomas Piketty avance que si r>g, les entrepreneurs se transforment en rentiers, le passé dévore l'avenir. C'est en fait l'inverse qui est vrai : c'est parce que les entrepreneurs arrivent à se transformer en rentier que r>g. r>g est le symptôme, et non la cause. Je le soupçonne d'être fondamentalement d'accord avec cette analyse.


Que faut-il faire pour empêcher un accroissement exponentiel des inégalités ? Mettre en œuvre une taxation mondiale des inégalités, comme le préconise Piketty ?

Déjà, prévoir une imposition même très faible du capital, au niveau européen, aurait un intérêt majeur : celui d'identifier le capital, de savoir qui possède quoi. Ce serait un bon début. Mais je crois que si l'impôt est nécessaire, il n'est pas suffisant.

Au-delà, si r>g, c'est le signe que les propriétaires bénéficient d'un rapport de force trop favorable. Il faut alors redéfinir les droits de propriété pour limiter l'exploitation de ce rapport de force favorable. Cela peut vouloir dire donner des droits aux travailleurs, via la représentation dans les conseils d'administration et de surveillance. Cela peut vouloir dire limiter le droit des propriétaires fonciers : si vous habitez la petite couronne parisienne par exemple, et notamment les communes limitrophes à Paris, votre droit de propriété ne devrait pas vous donner le droit d'empêcher votre voisin de construire un immeuble qui vous ferait de l'ombre. Vous avez le droit d'habiter une maison mais il faut accepter qu'elle puisse être à l'ombre d'un immeuble.

Il faut aussi limiter plus drastiquement les droits de propriété intellectuelle. Les règles actuelles ne semblent ni équitables, ni favorables à l'innovation. Dans le futur, la question qui comptera est celle de savoir qui sera le propriétaire des robots et, notamment, de leurs codes informatiques. Va-t-on vivre dans un monde où les robots sont programmés pour défendre leurs propriétaires, à la Robocop, ou dans un monde où ils sont programmés pour remplacer les humains dans les tâches pénibles, comme dans la série suédoise Real Humans ?