Le Liban, clé de voûte indispensable de la France dans l’est méditerranéen

Par Georges Chebib et Sébastien Boussois*  |   |  1621  mots
Le président Emmanuel Macron, au chevet de la population libanaise et au cœur des enjeux géostratégiques de la Méditerranée orientale. (Crédits : POOL)
OPINION. En appelant à une refonte profonde de la politique intérieure libanaise, Emmanuel Macron tend à préserver les intérêts français et européens dans une zone géostratégique convoitée par l’axe irano-chinois. * Par Georges Chebib, entrepreneur et consultant en affaires internationales, et Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé au Cecid, auteur de «  Pays du Golfe, les dessous d’une crise mondiale  » (Armand Colin, 2019).

L'explosion tragique qui a eu lieu à Beyrouth, le 4 août, rappelle les heures les plus noires du Liban. Le champignon qui a rasé la moitié de la capitale, a tué près de 200 personnes, fait 7.000 blessés pour le moment, et mis 300.000 personnes dans la rue. Les spéculations les plus fantaisistes sur l'origine du drame ont circulé tant dans les médias libanais que les réseaux sociaux. Cependant, cette tragédie semble bien devoir être imputée avant tout à l'incurie et à la corruption du système politique libanais. Celui-là même qu'une grande partie de la population toutes confessions et classes confondues dénonce dans la rue depuis le 17 octobre 2019.

Au lendemain de l'explosion du 4 août 2020, le président Macron, lui, a écourté ses vacances, pour se rendre au Liban et marquer par sa présence la solidarité de la « mère » France auprès de la population libanaise. Au-delà de l'aspect humanitaire, et compte tenu de l'environnement de plus en plus chaotique dans la Méditerranée orientale, le président Macron a vite compris l'importance de réagir très rapidement pour préserver les intérêts stratégiques de la France et de l'Europe, voire de transformer cette tragédie en une opportunité inédite. Aujourd'hui, l'épicentre des enjeux géostratégiques régionaux se situe clairement dans la Méditerranée orientale, là où tous les appétits mondiaux s'aiguisent afin de peser dans le grand jeu géopolitique régional.

Un système politico-religieux en panne sèche

Car ce qui s'est passé est l'étape supplémentaire sans retour qui condamne définitivement une partie de la classe dirigeante qui se gave depuis au moins trente ans sur le dos de la population libanaise et qui a plongé le pays dans la pire crise économique, financière et sociale de son histoire. État tampon de pays instables et terre d'accueil de millions de réfugiés (palestiniens, irakiens et syriens), qu'il a toujours constitué depuis sa création moderne en 1943, le pays du miel a été desséché par le népotisme et le clientélisme de sa classe dirigeante.

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S'il a accédé à la démocratie, basée sur un système confessionnel hérité du temps du mandat français, le Liban n'a pas su à l'occasion de chaque crise se réinventer et apporter la prospérité pour tous et une croissance économique suffisante qui le stabilise. Plus récemment, En 2018, la conférence CEDRE s'est engagée à investir plus de 10 milliards de dollars dans l'économie libanaise. Cependant, lassés des promesses de changements non tenues de la classe politique libanaise dans le cadre de précédents plans de soutien, les pays donateurs ont émis un certain nombre de conditions nécessaires afin d'enclencher les aides. Cependant, les réformes du gouvernement notamment de Hassan Diab, démis depuis quelques jours, tardaient à se matérialiser, bloquées par les intérêts de certaines forces politiques mafieuses et corrompues. Face à l'intransigeance justifiée des pays donateurs et du FMI, certains ont émis l'idée d'un « pivot vers l'Est », en particulier vers la Chine, moins regardante sur les questions de gouvernance.

Depuis la fin de l'année 2019, ce qu'il se passe révèle un profond malaise, et les manifestations sont rapidement devenues les plus importantes de l'histoire du pays depuis la « révolution des Cèdres », en mars 2005, qui avait mis un terme à l'occupation syrienne au Liban. Car finalement les mêmes forces politiques règnent éternellement dans le pays et le système politico-religieux actuel bloque tout changement de fond. La même classe politique continue à se vautrer dans un jeu à somme nulle et de guerres picrocholines interminables qui ont fini par épuiser la population libanaise dont le slogan principal est aujourd'hui « Keloun yeneh Keloun » (« Tous sans exception »). La politique intérieure libanaise, et les aspirations légitimes du peuple libanais, sont cependant aujourd'hui transcendées par des enjeux régionaux qui dépassent la scène politique interne. L'agitation actuelle de la classe politique, en particulier depuis leur réunion avec le président Macron à huis clos, porte à croire qu'ils ont compris que le Liban était revenu au centre de l'intérêt de la communauté internationale.

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L'appétit des grandes puissances s'aiguise

Climax de la crise, l'explosion de Beyrouth est une « opportunité » unique pour de nombreuses puissances mondiales de peser sur un pivot stratégique aussi important que le Liban et de re-configurer certaines stratégies. Le Liban dispose en effet d'une des surfaces maritimes les plus importantes dans la région. Déjà à l'époque des navigateurs phéniciens, le Liban était le point de passage idéal entre la Méditerranée et les royaumes d'Orient. Aujourd'hui, certains y voient le point final idéal pour la fameuse nouvelle route de la soie chinoise. Plusieurs sources médiatiques avaient révélé l'intérêt de Pékin pour le port de Tripoli, au nord du Liban, ainsi que plusieurs projets d'infrastructures. Cette hypothèse avait été évoquée par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, lors d'un discours comme une alternative aux discussions avec le FMI et l'Occident.

Les commentaires de certains hauts responsables américains et européens à ce sujet démontrent l'inquiétude que cette hypothèse semble avoir créée à l'ouest. Après l'explosion du 4 août, Beyrouth aura besoin de capitaux monumentaux pour reconstruire son port et Pékin l'a déjà compris : Macron, en appelant Trump afin de le convaincre de parvenir à un deal acceptable avec l'Iran et le Hezbollah, cherche sans doute à peser face à l'alternative chinoise mais aussi aux autres puissances régionales qui voient en Beyrouth un viatique indispensable pour contrôler l'est méditerranéen. La Turquie cherche des hydrocarbures dans les eaux grecques pendant qu'Israël, éternel pays sans frontières fixes, lorgne sur les frontières maritimes du Liban. En effet, tout porte à croire que le Liban disposerait aussi d'importantes réserves d'hydrocarbures offshore, et les premières concessions d'exploration ont été remportées par un consortium mené par Total.

Les sanctions imposées à l'Iran par les Etats-Unis n'ont rien donné et ont plutôt fait au Liban le jeu du Hezbollah, victime idéale d'un système mondial orienté en leur défaveur. La question géopolitique actuelle dépasse donc largement les Libanais : c'est pour cela que les Français, à travers l'histoire du port de Beyrouth décrédibilisant définitivement la classe politique libanaise, cherchent à peser durablement par un accord avec l'Iran et le Hezbollah : car face à eux ce sont les Chinois et les Turcs qui se disputeront le gâteau de l'est méditerranéen si Paris ne le fait pas. Tout porte à croire que le président Macron aurait convaincu Donald Trump sur ce point.

Les enjeux géostratégiques de l'est méditerranéen

Ainsi, le Liban devient, à la faveur du chaos actuel, l'épicentre des enjeux géostratégiques de l'est méditerranéen. Tous les acteurs internationaux semblent déjà avoir fait le deuil de la potentielle émergence au cœur du Liban de nouvelles forces politiques capables de stabiliser et purifier le pays. Lassés de l'inertie actuelle, ils ont bien conscience que cette « révolution » a déjà été noyautée par les anciens du 14 Mars (les clans Hariri, Joumblatt, forces libanaises et phalangistes liés à l'Arabie saoudite). La bonne nouvelle, malgré le dilemme de l'ingérence, est que la France et l'Europe pourraient se réinstaller durablement dans une région stratégique, et ce à la faveur d'un deal avec l'Iran, malgré leur proximité avec Pékin.

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C'est l'occasion unique pour Paris de revenir sur place dans le concert des puissances orientales avec l'appui de Washington et une forme « d'entente » avec Téhéran. Depuis longtemps, la France aurait pu reprendre sa place au Liban, à la faveur de l'histoire, dans la vie politique locale. Il ne serait pas saugrenu de parler d'un alignement d'intérêts du Hezbollah chiite et de la France face à une montée en puissance de l'influence turque dans la population sunnite libanaise. Le président Macron revient à une politique plutôt d'ordre gaulliste : après avoir fait le tour de la classe politique libanaise ces derniers jours, il serait, selon les rumeurs, resté dans le tour de table beaucoup plus longtemps avec les représentants du Hezbollah, ayant bien compris que le parti de Dieu était le pivot central de la résolution de la crise et qu'on ne pourrait pas faire sans. De toute évidence, seul l'Occident avec la France en tête peut aider à reconstruire Beyrouth s'il ne veut pas voir la porte d'entrée de l'est méditerranéen basculer dans l'escarcelle de l'axe irano-chinois, et ce d'autant plus à la suite des récents accords de coopération entre les deux puissances.

Enfin, il faut juste espérer que, quel que soit le nouveau gouvernement issu des prochaines négociations intra-libanaises, la priorité des puissances qui s'agitent actuellement dans la région soit aussi celle d'appliquer un programme strict de réformes basées essentiellement sur la lutte contre la corruption et l'établissement d'un État de droit. Le peuple libanais a trop souvent été sacrifié sur l'autel des intérêts régionaux. Espérons que Paris ne l'oublie pas trop vite.

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