On ne peut comprendre le Bitcoin sans revenir sur la tragédie que fut la désintégration de l'étalon-or

Par Ferghane Azihari (*)  |   |  1613  mots
On ne comprend pas l'essor du Bitcoin et des crypto-monnaies - bien que toutes ne se valent pas - sans réaliser l'existence de ce besoin universel : la nécessité pour les classes industrieuses du monde entier de se délivrer du faux-monnayage et de la répression financière qui entachent l'histoire de nos sociétés. (Crédits : Reuters)
OPINION. Il y a 50 ans, les accords de Bretton Woods redistribuait les cartes du système monétaire mondial. La monnaie, réserve de valeur avec l'étalon-or, est devenue une arme politique utilisée par les gouvernements au prix de l'inflation. Le Bitcoin joue un rôle équivalent à celui de l'or, avec en plus des avantages liés au numérique. (*) Par Ferghane Azihari, délégué général de l'Académie libre des sciences humaines (ALSH), membre de la Société d'économie politique (SEP) (1).

« Allons poussière maudite, — prostituée à tout le genre humain, qui met la discorde — dans la foule des nations ». C'est en ces termes que le Timon de Shakespeare parle de l'or et verse dans l'ingratitude en oubliant les services qu'il a rendus aux hommes. Le métal jaune possède les propriétés qui lui permettent d'assurer les trois fonctions monétaires : instrument d'échange, unité de compte et réserve de valeur. L'or est facilement transportable, subdivisible, résiste à l'usure du temps et, surtout, est très rare sur terre. On estime que l'or extrait par l'humanité depuis le début de son histoire peut tenir dans un cube de 21 mètres de côté. La rareté favorisant la cherté, l'or a fini par apparaître comme le moyen d'échange et d'épargne le plus sûr au sein du monde civilisé.

Les gouvernements et le faux-monnayage : une histoire ancienne

C'était sans compter la corruption des classes dirigeantes à travers les âges. « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser », disait Montesquieu. Il n'est point de domaine où cet abus fut aussi visible que la monnaie. Hier, les fraudes que commettaient les monarques prenaient surtout la forme de l'altération des métaux contenus dans les pièces. La condamnation de ces pratiques par les théologiens dès le 14e siècle (voir les écrits de Nicole Oresme) ne les abolit pas. La fraude se modernise ensuite avec l'émergence des billets. D'abord destinés à fluidifier le commerce des métaux,  ils ont été dévoyés pour devenir un moyen d'oppression sous l'influence de l'ignorance et de la malveillance.

Ces deux attributs sont incarnés par John Law. C'est le banquier à qui on doit la première expérience de papier-monnaie en France après la mort de Louis XIV et l'une des pires catastrophes financières de l'histoire hexagonale. Victime des préjugés qui confondent monnaie et richesses, Law écrivait « qu'il n'y a pas moyen d'améliorer notre condition autrement que par l'accroissement de notre numéraire ». Si ceci était vrai, Robert Mugabe aurait propulsé le Zimbabwe au rang de nation la plus riche. Mais les usines et la nourriture ne poussent pas par magie à mesure qu'on arrose un pays de monnaie. C'est l'industrie, l'entrepreneuriat, le commerce, l'innovation ainsi que l'accumulation d'épargne réelle et des capitaux qui mettent les nations sur la voie de la prospérité.

Ainsi que le soulignait l'économiste Richard Cantillon, l'augmentation de la masse monétaire ne fait que diluer le pouvoir d'achat de la monnaie en circulation et affaiblit sa fonction de réserve de valeur, la même qui la rend digne d'intérêt. C'est pourquoi altérer la rareté de la monnaie et ériger l'inflation en objectif, comme le font les banques centrales et nombre d'économistes, relève de l'ineptie. Sauf si le but de l'inflation est de nuire à une cible désignée en permettant au faux-monnayeur de s'enrichir indûment.

La planche à billets comme arme de destruction massive

Au-delà de l'euthanasie des épargnants encouragée par Keynes et ses disciples, on sait que les États ont maintes fois utilisé la planche à billets comme arme de guerre. Sous la Révolution française, le gouvernement anglais de William Pitt multiplia les assignats pour saboter l'économie hexagonale. Napoléon Bonaparte voulut infliger le même sort aux pays qu'il combattait. Ici, la malveillance a le mérite d'être cohérente. On mesure ainsi les penchants suicidaires des peuples fétichistes de la planche à billets lorsqu'ils approuvent, en guise de « bonne » politique monétaire, des mesures que leurs ennemis rêvent de leur infliger.

Encore que le terme « approuver » est mal choisi : les monnaies inflationnistes ne se maintiennent qu'avec l'aide de l'oppression. Constatant l'érosion de la confiance dans sa fausse monnaie, John Law usa de méthodes brutales pour perpétuer sa circulation. Il interdit aux Français de refuser ses billets ; de détenir des diamants, des perles et des pierres précieuses ; de transporter des métaux précieux d'une ville à l'autre ; de fabriquer du mobilier en métaux précieux au-delà d'un certain volume ; de posséder plus de 500 livres de métaux sous peine d'amende et de confiscation ; et tenta par des mesures policières une prohibition totale de la circulation de l'or.

Les révolutionnaires usèrent des mêmes méthodes totalitaires en interdisant le commerce des métaux précieux et en condamnant à mort les commerçants qui refusaient leur monnaie de singe que furent les assignats. Les peuples ont une aversion naturelle pour les valeurs qui fondent comme la neige sous le soleil. C'est pourquoi la seule manière de garantir leur circulation est d'extorquer leur consentement. Le XXe siècle confirme que la démonétisation de l'or au profit du papier-monnaie ne se fait jamais sans brutalité.

La lente agonie de l'étalon-or au XXe siècle

La Première Guerre mondiale précipite l'agonie de l'étalon-or. Craignant une fuite des métaux et soucieux de mettre la planche à billets à contribution pour financer la guerre, les dirigeants européens suspendent la convertibilité des billets en 1914. Ainsi meurt l'étalon-or « classique » : les systèmes monétaires issus de la conférence de Gêne (1922-1931) et de Bretton Woods (1944-1971) n'en furent que des versions édulcorées et se montrèrent impuissants à prévenir l'émission désordonnée de crédits et son cortège de crises financières.

La conversion des devises en or fut affaiblie sur le plan intérieur et international. Les peuples occidentaux étaient peu à peu privés du droit d'user du métal jaune dans leur vie courante. Même le peuple américain, qu'on dit attaché à la propriété, fit l'objet d'une vaste campagne de confiscation de l'or sous Franklin Roosevelt. Après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants occidentaux confièrent la convertibilité des devises en or à la discipline fragile des banques centrales. Mais la décision de Nixon de rompre le lien du dollar avec l'or le 15 août 1971 pour enrayer sa fuite acte leur incapacité à honorer leurs engagements.

En ce sens, la fin de Bretton Woods fut moins un tournant que l'aboutissement de ce que Jacques Rueff, économiste de renommée mondiale et conseiller du Général de Gaulle, appelait le péché monétaire de l'Occident : « On croirait, en observant l'évolution du système monétaire international, que l'Occident s'applique à mettre en œuvre le conseil de Lénine, suivant lequel pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie », écrivait-il en 1971. Nous voici dans l'ère du papier-monnaie illimité, le même que Montesquieu qualifiait de « fortune gonflée de vent ». À ceci près que l'informatique a remplacé la planche à billets pour fabriquer de la monnaie ex nihilo.

La formule acide de Montesquieu n'est pas exagérée. Si l'on en croit l'indice des prix à la consommation - qui exclut l'achat d'actifs comme les actions ou l'immobilier - , l'euro a au moins perdu 29% de sa valeur depuis 20 ans tandis que le dollar s'est déprécié de plus de 84% depuis la fin de Bretton Woods. Nos monnaies ont cessé d'être des réserves de valeur. Mais on aurait tort de limiter cette analyse aux pays occidentaux : la dilution de la monnaie est encore plus forte dans les pays gouvernés par des régimes autoritaires.

Le Bitcoin, successeur de l'étalon-or ?

On ne comprend pas l'essor du Bitcoin et des crypto-monnaies - bien que toutes ne se valent pas - sans réaliser l'existence de ce besoin universel : la nécessité pour les classes industrieuses du monde entier de se délivrer du faux-monnayage et de la répression financière qui entachent l'histoire de nos sociétés. Le Bitcoin est administré par un protocole informatique qui limite le nombre de ses unités en circulation à 21 millions. Il reproduit la rareté qui valut à l'or d'être choisi comme monnaie en remédiant à ce qui fut l'unique défaut du métal jaune : sa vulnérabilité à la prédation. Nul hasard si cette crypto-monnaie est avant tout populaire dans les pays soumis à des régimes autoritaires et corrompus en Afrique ou en Amérique latine.

Les contraintes logistiques de l'or exposent ses détenteurs à la confiscation. Elles les placent sous la dépendance d'un système bancaire corruptible et sur lequel il est facile d'exercer des pressions politiques pour déposséder les peuples de leur liberté. Il en est de même pour les monnaies officielles, dont le refus expose à des sanctions pénales. On sait par exemple que le contrôle des changes mis en œuvre par une organisation totalitaire comme le Parti communiste chinois est un puissant levier de manipulation des masses.

Le Bitcoin aspire à affranchir ses usagers de ce genre de despotisme. Il s'appuie sur un registre numérique infalsifiable, décentralisé et résistant à la censure qui permet à ceux qui l'utilisent d'échapper à la répression et au faux-monnayage officiel. Il applique ainsi les conseils que le Prix Nobel d'économie Friedrich Hayek délivrait en 1984 : si l'on ne peut retirer violemment la monnaie des mains des gouvernements pour restaurer un système financier sain, on peut introduire quelque chose qu'ils ne peuvent arrêter.

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(1) Ferghane Azihari publie le 7 octobre "Les Écologistes contre la modernité - le Procès de Prométhée" aux Presses de la Cité.

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