Comment la France peut profiter de la nouvelle vague numérique

Par Delphine Cuny  |   |  2668  mots
« Tout le monde commence à craindre de se faire "Uberiser" », déclarait ces jours-ci Maurice Lévy, le patron de Publicis, au Financial Times. Une manière imagée de dire que la transformation numérique est une vraie révolution industrielle, à laquelle aucun secteur d'activité ne saurait se soustraire. Heureusement, de plus en plus d'acteurs économiques en sont désormais bien conscients, et prêts à accélérer leur mise à niveau numérique.
La transformation numérique est une nouvelle révolution industrielle qui touche désormais toutes les secteurs de l'économie française. Si les particuliers ont résolument plongé dans cette nouvelle vague, les entreprises sont longtemps restées plus conservatrices, souvent sur la défensive. C'en est désormais fini du grand déni numérique. Comme le montre le rapport de Philippe Lemoine, cette révolution peut être une formidable opportunité pour la France. Mais pour en tirer profit, l'heure est désormais à l'accélération pour inventer les modèles économiques pertinents.

Pas une semaine ou presque sans une nouvelle étude sur la transformation numérique de l'économie française et des entreprises : enquête du cabinet Roland Berger commandée par Google et étude de McKinsey en septembre, analyse conjointe du MIT et de Capgemini Consulting en octobre, sondage Ipsos sur les PME en ligne et rapport de Philippe Lemoine remis au gouvernement en novembre... Un « forum de la transformation numérique » était aussi organisé cette année à la conférence LeWeb, le grand raout des start-up et professionnels des technologies début décembre, où se sont pressés de nombreux groupes industriels, Schneider, Somfy, Danone, ou financiers, comme la Société générale. Un intérêt révélateur d'une prise de conscience de l'urgence de s'adapter aux bouleversements créés par cette nouvelle ère du numérique.

Ce concept venu de l'électronique grand public, qui a remplacé le terme vieilli de technologies d'information et de communication (TIC), décrit ce mouvement de fond par lequel la demande évolue profondément en fonction des nouveaux usages des consommateurs et de leurs exigences correspondantes : facilité d'accès et d'utilisation, réactivité et contact direct, personnalisation du service.

« C'est une révolution industrielle, c'est ce qu'expliquent les chercheurs du MIT », argue Patrick Ferraris, directeur associé à la tête de la practice « transformation numérique » de Capgemini Consulting.

Elle est soutenue par une vague d'innovations prenant plusieurs formes et affectant tout le fonctionnement d'une entreprise traditionnelle : dématérialisation ultime bousculant les circuits de distribution et les processus de production, automatisation généralisée des tâches jusque-là réalisées par des employés de bureau, connectivité ubiquitaire et permanente avec la généralisation des smartphones, désintermédiation massive du fait du rôle déterminant des consommateurs et des données, arrivée de nouveaux acteurs 100 % numériques.

« Face au numérique, il n'y a pas de ligne Maginot qui tienne. La transformation numérique ne consiste pas tant à numériser ses processus qu'à inventer de nouveaux métiers. Il faut être "disrupteur" soi-même, mais c'est très difficile », analyse François Bourdoncle, le cofondateur du moteur de recherche sémantique Exalead (racheté par Dassault Systèmes), qui conseille désormais les hauts dirigeants dans leur stratégie numérique.

La réponse à cette nouvelle vague ne pourra se limiter à un site Web vitrine ou une jolie page Facebook. De nouveaux modèles économiques émergent, remettant en cause les chaînes de valeur et l'assiette même de certaines activités, avec la tarification à l'usage et l'économie collaborative. De quoi faire craindre à Guillaume Pépy que les nouveaux concurrents de la SNCF soient en fait Google et le champion français du covoiturage BlaBlaCar.

« Les répercussions sont réellement transversales et concernent tous les secteurs, même ceux qui semblent les plus éloignés du numérique, comme l'agriculture ou le bâtiment », a rappelé Philippe Lemoine dans nos colonnes le mois dernier.

Cette révolution s'impose à tous, artisans, PME et grands groupes, organisations publiques et privées. La crispation des taxis et des pouvoirs publics depuis l'arrivée d'Uber en est d'ailleurs une bonne illustration.

« Tout le monde commence à craindre de se faire "Uberiser" », déclare Maurice Lévy, le patron de Publicis, au Financial Times.

Le message du rapport Lemoine en substance : réveillez-vous et accélérez, il est encore temps !

Une exception française... regrettable

Accélérer, parce que la France est légèrement en retard : toutes les études soulignent le contraste entre consommateurs technophiles et entreprises plus conservatrices, autrement dit « le décalage qui s'est créé entre l'adoption du numérique par les particuliers et le basculement qui se fait attendre pour les entreprises », résume ainsi McKinsey. L'exemple le plus frappant de ce paradoxe français vient de l'e-commerce : nous sommes six sur dix à acheter en ligne mais seulement 11% des entreprises de l'Hexagone vendent sur Internet, ce qui signifie que ce marché est capté par des acteurs étrangers, qui ne se trouvent qu'à un clic. Les chiffres comparés de la Commission européenne montrent que les usages en ligne des entreprises sont jusqu'à 10 points au-dessous de la moyenne de l'UE.

Nick Leeder, le patron de Google France, qui s'est donné pour mission - forcément intéressée - d'évangéliser notre tissu économique, observe qu'il s'agit d'une particularité bien française :

« Les consommateurs français ont déjà fait leur transformation numérique dans leur vie privée, au quotidien, mais, du côté des entreprises, la photo est plus mixte et il reste beaucoup de chemin à faire. Par exemple, 42% des PME françaises sont présentes en ligne, contre 60% au Royaume-Uni. »

Et même 89 % en Suède, de quoi faciliter grandement l'exportation. Autre statistique éclairante : 80 % des entreprises qui ont fait faillite en France en 2013 n'avaient pas de présence sur Internet...

Les outils les plus basiques (emails, site Web simple) sont répandus, mais les usages plus sophistiqués (outils collaboratifs en interne, interactions avec les clients et les fournisseurs, nuage informatique, traitement des mégadonnées, etc.) restent réservés aux plus grandes entreprises ou aux plus innovantes. Selon l'enquête de Roland Berger, seules 36 % des entreprises françaises ont formalisé une stratégie numérique, 20% ont un responsable consacré au numérique, moins de 30% des sociétés utilisent les données en ligne, 20% ont une présence sur un média social.

Un secteur comme la construction par exemple entame tout juste sa mue :

« Seuls 60% des constructeurs ont commencé à déployer des technologies de maquette numérique du bâtiment et de manière très partielle, sur moins de 30% de leurs projets », relève le cabinet McKinsey.

Pourtant, les gains de productivité pourraient être considérables. Les craintes sur les coûts sont souvent mises en avant comme un frein, bien qu'il existe des solutions peu coûteuses (logiciels facturés à l'usage). Le manque d'appétence des dirigeants d'entreprises pour le numérique serait plutôt une question d'âge, de génération, même si la relève arrive.

Ainsi, « en un an et demi, on a observé un vrai changement en France : tous les comités exécutifs du CAC 40 se sont emparés du sujet du numérique et ont compris qu'ils n'avaient plus le choix, parce que le consommateur est devenu "digital" », relève Patrick Ferraris, de Capgemini, qui ajoute qu'« aujourd'hui, plus aucune entreprise ne dit que le numérique n'est pas dans sa stratégie, pour des questions de communication mais aussi de pertinence », à l'heure où même les analystes financiers les interrogent sur leurs plans dans ce domaine.

« La phase d'évangélisation est derrière nous. Même dans les secteurs industriels, on ne surprend plus les dirigeants d'un laboratoire pharmaceutique, par exemple, en leur expliquant le risque de désintermédiation et de décalage de leur modèle d'affaires », complète Stéphane Régnier, directeur chargé des « stratégies de transformation innovantes » chez Capgemini Consulting.

« Les entreprises historiques ont le choix d'être partie prenante ou de subir ces évolutions et elles le savent : il n'y a plus de déni sur le numérique », affirme de son côté Stéphane Distinguin, le fondateur et directeur général de Fabernovel, également président du pôle de compétitivité parisien Cap Digital.

Le numérique reste cependant souvent perçu par les dirigeants d'entreprise français comme une menace. Certes, il est effectivement porteur de ruptures et peut être vu comme un raz-de-marée qui pourrait tout balayer sur son passage, cassant les modèles économiques d'entreprises établies. Le rapport Lemoine évalue ainsi « le risque de siphonage de la marge » par les géants du Web, surnommés les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), à 15 milliards de dollars pour la France, en partant des profits attendus au regard de leur capitalisation boursière pour en déduire la part restituée au consommateur et celle venant en contrepartie de la destruction de valeur des entreprises traditionnelles. Si l'on tient compte des autres « infomédiaires », qui savent exploiter les données et les interactions entre personnes - on peut penser à TripAdvisor par exemple -, le risque total pourrait même atteindre « 50 ou 60 milliards de dollars, entre le tiers et la moitié des profits du CAC 40 ». Un transfert potentiel vertigineux et catastrophique.

La pire stratégie : l'attentisme

Rien ne serait pire que l'attentisme. Afin de ne pas subir ces bouleversements en victimes, tentées de demander la protection de l'État, il faut impérativement apprendre à surfer sur la vague numérique, en adoptant ses codes, sa « grammaire », insiste Philippe Lemoine, convaincu que « la transformation numérique présente pour la France bien plus d'opportunités que de risques ». À l'échelle du pays, dans un scénario d'accélération volontariste, le cabinet McKinsey considère que « si ces technologies étaient pleinement déployées, elles pourraient engendrer une gigantesque valeur économique, estimée à près de 1000 milliards d'euros en France d'ici à 2025 », valeur provenant « à la fois de la valeur ajoutée générée par les entreprises et du "surplus" capté par les consommateurs ».

Au niveau microéconomique, se fondant sur les expériences de clients de divers secteurs, McKinsey calcule que « les effets potentiels sur le résultat opérationnel s'échelonnent entre -20% pour l'entreprise qui subirait le basculement dans l'ère numérique sans s'y adapter, et +40% pour celle qui mènerait à bien une transformation numérique optimale ». De son côté, Roland Berger estime que les entreprises françaises pourraient doubler leur taux de croissance réelle (hors inflation) en gagnant en moyenne 0,5 point de hausse du chiffre d'affaires supplémentaire par an.

Le programme de recherche mené par le MIT et Capgemini a montré que les entreprises maîtrisant le mieux le numérique, généralement dans les secteurs de la haute technologie, de la banque et de la distribution, ont de meilleures performances financières : elles enregistrent une croissance plus forte (6 % de plus que la moyenne de leur secteur), ont une rentabilité supérieure de 26 % et une valorisation boursière supérieure de 12 %. Cerise sur le gâteau, les entreprises présentant un « indice de transformation numérique » élevé perçoivent une incidence positive sur le bien-être et la satisfaction au travail de leurs employés, mais aussi sur l'implication et les compétences de ces derniers, en moyenne deux fois plus important que les sociétés moins avancées, selon le questionnaire réalisé par Roland Berger auprès de 505 entreprises de plus de 50 personnes.

La solution de facilité revient généralement à ne s'occuper que de la partie visible, le front office (guichet), la relation client, « mais si la complexité demeure dans le backoffice, à l'heure où l'on a pris l'habitude du suivi du colis en temps réel, cela revient à mettre de la peinture sur des murs sales », met en garde Patrick Ferraris de Capgemini. Surfer sur la vague numérique c'est bien sûr s'équiper, en matériels et logiciels, et former ses équipes, mais aussi intégrer des compétences et des profils numériques, voire nommer un chief digital officer, un directeur exécutif du numérique, qui ne soit ni purement marketing ni purement informatique ; fixer un cap stratégique soutenu par la direction générale ; définir une politique d'utilisation des données ; mener une veille active au-delà de son champ concurrentiel habituel ; travailler en écosystème en s'ouvrant aux start-up et instituts de recherche ; explorer de nouvelles activités et tenter des expériences ; changer son organisation pour un mode plus collaboratif et moins pyramidal. Un vrai défi et une révolution culturelle, surtout pour le modèle de la grande entreprise française.

« Certains dirigeants en font un étendard de transformation interne, à l'image d'Alexandre Ricard [le directeur général délégué de Pernod-Ricard, ndlr], et cherchent à créer l'entreprise du xxie siècle grâce au numérique », note Patrick Ferraris. Si l'exemple le plus abouti de transformation interne globale par le numérique reste celui du britannique Burberry, dont les grandes difficultés ont servi d'aiguillon à une réinvention complète, il existe en France aussi des cas moins connus mais très instructifs.

La biscuiterie Poult, de Montauban, qui fabrique pour des marques de distributeurs (Auchan, Carrefour, Tesco) et pour Michel & Augustin, a engagé un processus de transformation interne radical en 2006, de façon collaborative, en sollicitant ses 400 salariés, explique le cabinet Roland Berger. Le groupe a mis en place un incubateur interne, la « Poult Academy », et un programme de partenariat avec des start-up, et il travaille avec des universités, des écoles et d'autres entreprises de la région dans une logique d'innovation ouverte. Une stratégie payante, puisque l'entreprise a presque quadruplé de taille en sept ans (190 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2013), et qui montre que cette mutation n'est pas réservée aux très grandes entreprises, ni à celles ayant un contact direct avec le client.

Des usages plutôt que des produits

Pourtant, l'industrie des biens de consommation serait la plus en retard en France en matière de transformation numérique, selon Roland Berger, faute de cette relation avec le consommateur final, même si des initiatives existent à l'image d'Évian (Danone) qui s'est mis à la vente directe en ligne et la livraison à domicile sur Paris et la petite couronne.

Contrairement aux idées reçues, l'industrie lourde et celle des biens d'équipements seraient en avance pour tout ce qui a trait à l'optimisation des outils de production (mise en réseau des usines, suivi de bout en bout de la commande à la livraison). Certains industriels, à l'image de Schneider, vont plus loin et opèrent une remontée dans la chaîne de valeur, ne se contentant plus de commercialiser des produits mais des solutions, voire une capacité, un usage.

« Les entreprises BtoB évoluent vers le service : par exemple, un constructeur de réacteurs d'avion va vendre désormais un nombre d'atterrissages ou d'heures de vol », analyse Patrick Ferraris de Capgemini.

Il n'y a cependant pas de solution taille unique, ce qui marche dans l'assurance ne fonctionnera pas dans le BtoB, et chaque entreprise doit trouver ses axes forts.

« Un constructeur automobile peut utiliser le numérique pour améliorer sa chaîne logistique ainsi que l'expérience de vie à bord. Il peut aussi décider de se transformer en opérateur de mobilité, explorer le covoiturage, la location. C'est astucieux de jouer sur les deux dimensions, excellence opérationnelle et évolution du modèle », fait valoir Stéphane Régnier, de Capgemini.

Mais il peut s'avérer inaudible en interne d'attaquer plusieurs fronts. Aussi de nombreuses entreprises préfèrent isoler une initiative numérique, fonctionnant de façon autonome, à l'image de la banque en ligne Hello Bank chez BNP Paribas. À l'ère du numérique, il faut être prêt à se "disrupter" soi-même plutôt que d'attendre que d'autres le fassent. « Inventez vite de nouveaux usages grâce au big data, sinon, d'autres le feront à votre place ! », exhorte François Bourdoncle.

À Bercy aussi, l'injonction est clairement : accélérez et transformez-vous tous seuls ! Lors de sa visite à la conférence LeWeb le 11 décembre, Emmanuel Macron, le ministre de l'Économie, de l'Industrie et du Numérique, a confié que « [son] obsession, [son] job est de s'assurer que nous créons le CAC 40 de dans dix ans, les nouveaux champions qui remplaceront le CAC existant. Mon rôle n'est pas de protéger les entreprises et les emplois existants, mais de protéger les personnes et de les aider à prendre des risques. »

Et d'enfoncer le clou : « Mon job n'est pas d'aider les entreprises établies mais de travailler pour les outsiders, les innovateurs. » En avant toute donc, sur la grande vague du numérique.