Axelle Lemaire : "C’est la gauche qui a développé l’entrepreneuriat en France"

Par Sylvain Rolland  |   |  2435  mots
Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au Numérique et à l'Innovation.
La Tribune a rencontré la secrétaire d’Etat au Numérique et à l’Innovation en marge du CES de Las Vegas. Axelle Lemaire réagit sur le bilan du quinquennat dans l’innovation, s’exprime sur ses regrets, parle de ses derniers projets (un "chèque de transition numérique" pour les PME, la création d’un réseau national de médiation numérique) et de ses ambitions pour l’après-Hollande. Entretien exclusif.

LA TRIBUNE - Au CES de Las Vegas, vous avez beaucoup insisté, avec le ministre de l'Economie Michel Sapin, sur les mesures du gouvernement concernant l'innovation. La présence record de startups françaises au CES cette année, c'est votre bilan ?

AXELLE LEMAIRE - D'autres feront le bilan du quinquennat sur le numérique mieux que moi, mais je suis très positive. Comme je ne veux pas avoir l'air de nous jeter des fleurs, je vais me fier aux chiffres. Avec 275 entreprises au CES, dont 178 startups, la France est de loin la première présence européenne, la troisième mondiale derrière les Etats-Unis et la Chine. C'est très révélateur d'un fort dynamisme. En 2016, le montant investi dans les startups françaises atteint presque 1,7 milliard d'euros. Aujourd'hui, la France talonne le Royaume-Uni, la différence n'est que de 7% alors que le fossé dépassait les 50% il y a quelques années. C'est spectaculaire et ce n'est pas par hasard. Quand j'ai pris mes fonctions, en 2014, on ne cessait de parler de la fameuse « vallée de la mort », c'est-à-dire le moment où les jeunes startups, après s'être lancées, n'arrivaient pas à trouver des fonds pour se développer, ce qui poussait les entrepreneurs à quitter la France. Aujourd'hui, ce n'est plus un problème.

Grâce à l'argent public injecté par Bpifrance ?

En grande partie, oui. Bpifrance a investi 700 millions d'euros en 2016 dans les entreprises innovantes [pas seulement dans des startups, NDLR]. Notre stratégie a été d'œuvrer à la diversification des outils de financement pour combler les lacunes existantes. Les prêts d'amorçage de la BPI ainsi que sa participation dans des levées plus importantes, en soutien des fonds privés, ont créé un cercle vertueux qui a ouvert le marché français du capital-investissement.

Le gouvernement a aussi poussé des dispositifs comme le corporate venture [l'investissement direct ou indirect d'un grand groupe dans les entreprises innovantes, Ndlr] et créé le premier environnement réglementaire sur le crowdfunding. On le voit au CES : beaucoup de startups sont passées par le financement participatif car cela leur permet de sonder l'intérêt du public et d'attirer les investisseurs. Nous avons également mis en place toute une palette d'outils, comme le Crédit impôt recherche (CIR), le dispositif Jeune entreprise innovante (JEI), le compte PME-innovation qui vient d'être acté. C'est un vrai bilan. Et oui, c'est bien la gauche qui a développé l'entrepreneuriat en France.

Certaines startups comme OVH, Devialet, Sigfox, Netatmo ou Parrot sont devenues des leaders européens ou internationaux, mais les levées de fonds massives sont toujours rares. Que manque-t-il pour faire émerger des géants français du numérique ?

La prochaine étape, c'est l'Europe. Il faut penser européen en terme de financement, dès le début. La création d'un fonds d'investissement franco-allemand d'un milliard d'euros pour les startups, annoncé par les deux pays en décembre, est une étape très importante pour faire émerger un écosystème numérique européen capable de rivaliser avec les Américains et les Asiatiques.

Les startups françaises ne devraient-elles pas plutôt viser directement l'international ? C'est le conseil que donnent les entrepreneurs français qui ont réussi.

L'Europe est un tremplin vers le reste du monde. Créer des synergies entre les fonds européens permettra aux startups de lever davantage d'argent et d'être mieux armées pour conquérir le monde. Les Français doivent se tourner plus naturellement vers des fonds allemands, suédois ou britanniques, pour ensuite aller rechercher des fonds extra-européens. Les écosystèmes d'innovation européens ne travaillent pas assez ensemble. Il faut créer des communautés d'entrepreneurs et d'investisseurs, pour installer un réflexe européen chez les startups.

Une sorte de French Tech, mais à l'échelle européenne ? Mieux communiquer pour fédérer les différents acteurs et impulser une dynamique ?

Un peu, oui. C'est un modèle qui marche ! J'entends dire que la French Tech ne serait « que de la com' », comme si créer un réseau d'entrepreneurs, leur offrir de la visibilité et une image de marque à l'international n'était pas l'une des raisons du succès actuel. Encore une fois, il faut prendre de la hauteur. Le Pass French Tech pour les startups en hyper-croissance, le French Tech Ticket pour attirer les entrepreneurs étrangers, les French Tech Hubs à l'international, les programmes d'accélération de Business France, tous ces outils font partie de la French Tech et ils fonctionnent.

Ironiquement, je vous assure qu'il a été très difficile d'obtenir un petit budget dédié à la communication autour des startups. Ce n'est pas dans la culture française, cela paraît trivial. Il a fallu convaincre les institutions, notamment le Commissariat Général à l'investissement, que oui, communiquer et faire en sorte que la France soit visible dans les salons internationaux, c'est un investissement d'avenir. Obtenir des articles positifs des plus grands journaux, changer le regard des influenceurs qui sont lus par tous les investisseurs, ça n'a pas de prix. Pour moi, le contraste en cinq ans est saisissant. Le bashing anti-France était généralisé dans tous les milieux bien-pensants, des éditorialistes économiques aux sites tech spécialisés. C'était aussi le sport national des expatriés. Aujourd'hui, la France est considérée parmi les nations les plus innovantes. C'est une victoire.

De plus en plus de grands groupes français investissent dans les startups. Au point que certains se demandent si les startups en France ne tendraient pas à devenir de la chair à canon pour grands groupes...

Je ne suis pas d'accord. L'enjeu est bien sûr de faire croître des startups pour qu'elles deviennent des géants et qu'elles composent une bonne part du CAC 40 dans quinze ans. Mais il est aussi d'accompagner tous les tissus économiques et industriels. C'est du gagnant-gagnant. Plus les startups se rapprochent des grands groupes, plus elles renforcent leur visibilité et leur capacité à lever des fonds.

Il y a encore beaucoup de travail. La relation startup/grand groupe ne va pas de soi, elle est complexe. Il n'y a pas si longtemps, les grands groupes étaient arrogants, ils cultivaient un rapport de sous-traitance avec tout ce qui était une entreprise de moins de 3000 salariés. Au début du quinquennat, j'entendais beaucoup de contentieux autour de la propriété intellectuelle, des rachats de startups trop précoces et à prix trop bas, des intégrations d'équipes un peu maladroites, très mal vécues par les fondateurs...

Aujourd'hui c'est plus rare car les grands groupes ont évolué et les startups peuvent s'affirmer et instaurer un rapport de force équilibré. Elles ont davantage accès à l'équipe de direction, par exemple, et passent moins par les intermédiaires. Le gouvernement a d'ailleurs lancé l'an dernier une Alliance pour l'innovation ouverte. Il s'agissait de faire discuter les directeurs d'innovation des grandes entreprises avec des startups de la French Tech, pour aboutir sur un guide des bonnes pratiques afin de créer des liens de confiance.

On parle beaucoup de la transformation digitale des grands groupes, mais qu'en est-il des TPE et des PME, qui manquent sérieusement d'outils ? N'est-ce pas l'oubli le plus important du quinquennat ?

Vous avez raison de soulever ce point. Enormément de TPE et de PME sont toujours à la marge de la transformation digitale. C'est compliqué pour elles, car elles n'ont pas forcément les ressources, le temps et l'énergie à consacrer à ce type d'investissements dont les effets à court terme sont peu visibles. Je travaille actuellement à créer un mécanisme de financement des premiers pas au numérique, pour les inciter, par exemple, à embaucher un développeur, créer un site internet, maximiser leur présence sur les réseaux sociaux...

Avec des incitations fiscales ? Des aides ?

Je voudrais créer un chèque de transition numérique, sur le modèle d'un dispositif existant en Irlande. L'idée est de financer des formations, mettre en lien les petits commerçants, les artisans, avec des spécialistes, des consultants, des experts locaux de la transformation digitale. Nous sommes en train d'instaurer un réseau des ambassadeurs avec les régions et les CCI.

Mais ce serait pour un éventuel prochain mandat...

Il n'est pas exclu qu'on arrive à le mettre en place d'ici au mois de mai. Mais ce sera forcément limité car pour une action de grande ampleur, il aurait fallu intégrer cette initiative dans la loi de Finances 2017. Or, je n'ai pas réussi à l'imposer, c'est un regret. L'une des priorités absolue du prochain quinquennat, quel que soit le président d'ailleurs, sera de mettre l'accent sur les TPE-PME et leur transformation numérique, pour mettre fin au retard des entreprises françaises.

Avez-vous d'autres regrets ?

J'aurais voulu lancer un programme beaucoup plus ambitieux de startups d'Etat, c'est-à-dire la mise en collaboration de l'administration avec des startups. Il y a des choses à faire en interne pour créer, par exemple, une gestion des ressources humaines plus innovante, qui fasse plus confiance aux agents et en particulier aux recrutés contractuels. Co-construire des politiques publiques avec des entrepreneurs ne relève pas de l'évidence, c'est dommage.

La Loi pour une République numérique, dite Loi Lemaire, est bien reçue mais considérée comme pas assez ambitieuse. Certains regrettent l'influence des lobbys pour empêcher la reconnaissance des biens communs numériques, par exemple.

Je ne compte plus les domaines où on m'a mis des bâtons dans les roues. Ce n'est pas un manque de volonté politique mais très souvent des obstacles administratifs ou une apathie consistant à dire qu'il est plus confortable de ne rien faire. Franchement, c'est assez miraculeux que ma loi soit sortie de terre.

Vous faites référence à l'initiative d'Emmanuel Macron, qui a vidé le texte d'une partie de sa substance sur les sujets économiques ?

Même avant ces quelques tensions politiques, l'administration m'a donné du fil à retordre. Les sujets tels que les données d'intérêt général, la vie privée, la protection des données personnelles... Parfois, j'avais l'impression de parler une autre langue à cause du manque d'expertise au sein de l'appareil institutionnel. Il fallait secouer et réveiller le secteur public. J'ai réussi à le faire, mais à quel prix ? La consultation publique sur ma loi m'a aussi aidée en interne. Elle m'a permis de recueillir une légitimité extérieure pour imposer une loi dont les administrations ne voulaient pas.

Aujourd'hui, il y a peu de débat idéologique sur l'utilisation des outils numériques. Faut-il davantage politiser le numérique ?

Absolument. A mon sens, c'est un enjeu fort des prochaines années. Il y a des progrès car désormais, le numérique est un passage obligé des programmes. Tous les candidats sérieux s'en emparent. Politiser le sujet est essentiel contre le digital washing, pour se forcer à réfléchir et prendre conscience que les choix technologiques sont marqués politiquement.

C'est quoi, une politique numérique de gauche ?

Je suis frappée de voir à quel point la vision inclusive du numérique est absente des programmes des candidats de droite. Pour moi, c'est une priorité, car le numérique est un outil pour lutter contre les inégalités. Ma vision, c'est oui à l'innovation, mais oui aussi à l'innovation sociale. Le plan France Très Haut Débit permet des services publics plus innovants, de l'e-éducation, de la e-santé, du télétravail, l'installation d'entreprises innovantes partout et pas seulement dans les grandes villes. Le maintien de la connexion pour les plus pauvres et les mesures pour favoriser l'accès à internet des handicapés, votées dans ma loi, sont un progrès social. La Grande école du numérique -1 milliard d'euros sur la table- permettra d'intégrer des ressources pédagogiques innovantes dans les classes. Le choix de subventionner l'innovation par des fonds publics -la Bpi-, c'est un choix de gauche ! Sinon, c'est le libre marché uniquement.

Les associations regrettent le manque d'implication du gouvernement sur l'inclusion numérique...

Je travaille en ce moment sur la création d'un réseau national de médiation numérique. Ce sera un « chèque médiation » pour aider ceux qui se sentent perdus dans un monde de services publics dématérialisés. Il s'agit de leur donner une formation pour les aider dans les démarches chez Pôle Emploi, l'Assurance maladie, la CAF, car cette modernisation des usages peut exclure les plus démunis.

Que ferez-vous à la fin du mandat ?

Je suis candidate à ma réélection aux élections législatives, dans ma circonscription d'Europe du Nord. Il y a eu des rumeurs de recherche d'une circonscription en métropole, des appels du pied pour me dire que j'allais me compliquer la vie avec cette circonscription difficile à gagner. Il n'empêche que cette circonscription, c'est moi. J'y ai une liberté de parole, de déplacement, c'est l'Europe, l'innovation. Pendant ma courte expérience ministérielle et à l'Assemblée nationale, j'ai essayé d'incarner ces valeurs d'Europe du Nord comme la transparence de l'action publique, le renouvellement démocratique, l'affirmation du parlementarisme. A l'heure du Brexit, je pense qu'on a besoin d'une très forte continuité, de gens qui soient capables d'entretenir le dialogue franco-britannique sans trop le tendre.

Qui soutenez-vous pour la primaire de la gauche ?

Je suis assez loyale. J'ai examiné les programmes, je cherche celui qui aura les meilleures idées. Pour le moment je donne des conseils à ceux qui le demandent et je me déciderai après les débats télévisés.

François Hollande a-t-il eu raison de renoncer à briguer un nouveau mandat ?

Je pense que c'était un choix courageux. Cela a dû être une décision très difficile à prendre. A partir du moment où il a ressenti une forte rupture avec le peuple français, il en a assumé la responsabilité. A titre personnel, je pense que s'il s'était représenté, la partie n'était pas aussi perdue d'avance qu'on le dit. Maintenant, il faut construire l'avenir, passer à autre chose.

Si Emmanuel Macron gagnait, seriez-vous prête à rejoindre son gouvernement ?

La question, c'est plus : est-ce qu'il me le demanderait ? (Rires)

Propos recueillis par Sylvain Rolland

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A LIRE avec les autres articles de LA TRIBUNE HEBDO n°195, édition papier, en kiosque ce jeudi 12 janvier 2016, et en édition PDF (abonnés) sur notre site

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