Bruno Le Maire : "Les politiciens qui ont peur des Gafa et des Batx doivent changer de métier"

Par Sylvain Rolland  |   |  974  mots
Bruno Le Maire a réaffirmé l'urgence pour l'Europe d'accélérer dans sa stratégie numérique. (Crédits : Reuters/Stoyan Nenov)
A l’occasion de l’ouverture du France Digitale Day, à Bercy, le ministre de l’Economie a appelé l’Union européenne à accélérer dans le financement de l’innovation en Europe, et de ne pas reculer au sujet de la réforme fiscale qui doit permettre une taxation plus équitable des géants du numérique.

« C'est une question de souveraineté : est-ce que l'Europe veut maîtriser son destin ou utiliser les technologies qui viennent de Chine et des Etats-Unis ? » En marge de l'ouverture du France Digitale Day, l'événement organisé le 25 septembre par le lobby de la tech France Digitale réunissant l'ensemble de l'écosystème français, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a réaffirmé l'urgence pour l'Europe d'accélérer dans sa stratégie numérique. En tête de ses préoccupations : « l'union des forces et des fonds » pour que le Vieux Continent n'accentue pas son retard dans « la course technologique mondiale », aujourd'hui largement dominée par les Etats-Unis et la Chine.

L'intelligence artificielle, l'espace et le stockage des énergies renouvelables comme priorités

Persuadé que la souveraineté de l'Europe au XXIè siècle numérique se joue aussi et avant tout sur le terrain des technologies, le ministre de l'Economie estime qu'il est « temps de décider » :

« On ne peut pas compter uniquement sur le secteur privé pour mener la course technologique, car les coûts sont tels que la souveraineté est forcément un enjeu d'investissement public. L'Europe doit décider d'octroyer des énormes investissements dans des technologies clés. J'en vois trois : l'intelligence artificielle, l'espace et le stockage des énergies renouvelables », a-t-il énoncé.

Pour l'intelligence artificielle, le ministre de l'Economie estime que l'Europe doit miser sur les cerveaux humains, c'est-à-dire la formation des talents demain pour créer et maîtriser les programmes dopés à l'intelligence artificielle, et leur donner l'envie et les moyens de rester en France et en Europe plutôt que de partir à l'étranger, notamment aux Etats-Unis qui aspirent beaucoup de talents grâce à leurs prestigieux laboratoires comme Stanford ou encore le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Bruno Le Maire a notamment évoqué l'aboutissement « prochain » d'une initiative franco-allemande commune sur l'IA.

Le ministre de l'Economie estime également que la souveraineté technologique européenne passe par la conquête spatiale et le stockage de l'énergie renouvelable.

« La question clé n'est pas de développer les énergies renouvelables car tout le monde le fait, mais de trouver comment les stocker en grande quantité. Développer des solutions de stockage de l'énergie renouvelable serait une avancée majeure dans la lutte contre le changement climatique et une grande opportunité économique », a précisé Bruno Le Maire.

Tacle envers le « manque de courage politique » des pays réticents à la réforme fiscale

Pour financer ces investissements massifs et obtenir cette souveraineté numérique aujourd'hui menacée par l'avance des Etats-Unis et de la Chine, le lieutenant d'Emmanuel Macron a rappelé l'enjeu crucial de la réforme fiscale à l'échelle européenne, pour taxer « de manière juste et équitable » les géants du numérique. Bruno Le maire estime qu'ils bénéficient aujourd'hui d'avantages fiscaux qui créent une situation « pénalisante » pour les entreprises françaises et européennes.

« Je ne comprends pas le manque de courage et de volonté politique de certains Etats qui refusent de taxer justement les Gafa [Google, Apple, Facebook, Amazon NDLR] et les Batx [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi]. Il n'est par normal qu'il subsiste un écart si important entre la manière dont ils sont taxés en Europe et la manière dont sont taxées nos entreprises. C'est un manque de courage politique. Si les politiciens sont effrayés par les Gafa et les BATX, alors ils doivent changer de métier », a-t-il taclé en référence au blocage de pays comme l'Irlande et le Luxembourg, qui attirent les domiciliations fiscales de nombreuses entreprises du numérique en raison de leur fiscalité avantageuse.

Discours convenu, l'Europe dans une impasse ?

Si les déclarations offensives de Bruno Le Maire ont été chaleureusement accueillies par la salle, cette énième déclaration d'intention ne fait au final que souligner le retard européen et sa lenteur dans l'exécution de ses ambitions, alors que les Etats-Unis et la Chine semblent déjà hors de portée dans la course technologique. Si le marché unique numérique se met progressivement en place et que Bruxelles s'est dotée d'une stratégie pour le développement des innovations de rupture en misant sur l'IA, le fonds européen d'innovation de rupture de 10 milliards d'euros se fait par exemple toujours attendre.

« Pendant que l'Europe en est à tirer la sonnette d'alarme mais bouge à une vitesse d'escargot, la Chine investit 10 milliards de dollars rien que dans l'informatique quantique », pointe du doigt un entrepreneur membre de France Digitale, tout en soulignant le changement rapide de braquet et les moyens conséquents alloués par l'ex Empire du milieu pour devenir une puissance technologique de premier plan. De leur côté, les Etats-Unis sont toujours à la pointe grâce à leurs géants technologiques -les fameux Gafam, le "m" pour Microsoft-, leurs laboratoires de recherche grassement financés et le soutien massif de la Darpa, l'agence fédérale d'innovation, qui vient d'annoncer un nouvel investissement de 2 milliards d'euros dans l'intelligence artificielle.

D'où cette question que se posent de plus en plus d'acteurs du numérique français : l'Europe se fait-elle des illusions sur sa capacité à se distinguer dans certains domaines comme l'intelligence artificielle ? Les chantiers ne sont pas uniquement sur le front du financement, mais aussi sur celui de la formation et des débouchés. Ainsi, Frédéric Mazzella, le fondateur et président de BlaBlaCar, l'une des seules licornes françaises, déplore le « trou dans la raquette» français et européen en sciences de l'informatique. « Les ingénieurs qui veulent faire du « computer science » à très haut niveau vont à Stanford ou au MIT, mais ils ne peuvent pas rester en France. Cela a été mon cas il y a quinze ans et je sais que c'est toujours le cas aujourd'hui ».