La France regarde passer le train des FabLabs

Par Jean-Pierre Gonguet  |   |  1689  mots
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Inventés pas les Californiens, les FabLabs se développent partout dans le monde, mais pas dans l'Hexagone. Ces ateliers numériques permettent pourtant à n'importe qui de tester son idée et de créer son prototype. C'est une conception totalement nouvelle des modes de production que le gouvernement voudrait développer. Mais c'est lent... très lent.

Vu de loin, cela ressemble à un garage pour bidouilleurs. Vu de près, c'en est exactement un . C'est d'ailleurs pourquoi les FabLabs croissent et se multiplient en Californie. Là où l'université Stanford les a inventés et codifiés il y a plus de dix ans. Là où, dans d'autres garages à bidouilleurs, s'est construite la Silicon Valley. Question de culture. À Manchester, à Malmoe, à Tel Aviv, au Caire ou à Barcelone, les FabLabs fleurissent. Ils décollent un peu partout dans le monde, mais les Français, empreints de leur habituel scepticisme, réfléchissent encore. Nicolas Sarkozy a essayé d'accélérer leur développement avec le grand emprunt ! ; Jean-Marc Ayrault a, lui, symboliquement prononcé son discours sur le numérique dans le « FacLab » de l'université de Cergy Pontoise (FacLab, pour laboratoire de faculté), et Fleur Pellerin a twitté le 10 décembre 2012 « Oui, nous voulons des #fablab partout en France ».

Mais le décollage est poussif. Fleur Pellerin aimerait beaucoup, dit-on, que les espaces publics numériques (EPN) se transforment en FabLabs, mais ce n'est pas gagné. Pourtant, un FabLab, ce n'est ni cher ni compliqué. Le FabLab est un atelier totalement ouvert dans lequel chacun peut trouver des machines à commandes numériques et fabriquer un objet. La liste des machines possibles est très longue et l'université Stanford les recense en permanence. Mais un bon FabLab peut fonctionner avec une configuration relativement simple : découpeuses laser, fraiseuses numériques, imprimantes 3D et tout un tas de petits instruments pour bidouiller. Entre 60000 et 80000 euros de matériel, pas plus. Après, le principe est simple. Il se résume à trois lettres emblématiques de la culture californienne : DIY, « Do It Yourself ».

Avec un bon logiciel de CAO pour virtualiser une idée, une imprimante 3D peut tout faire, des jouets comme des bras articulés, une reproduction de la Venus de Milo ou un robot faucheur de maïs. « DIY », mais aussi, explique Fabien Eychenne, chef de projet à la Fondation Internet nouvelle génération (FING), qui est allé visiter ce qui se faisait de mieux dans le monde du FabLab, « DIWO », « Do It With Others ».

Une R&D à bon marché pour les grands groupes

« Le FabLab, c'est transdisciplinaire, explique Nathalie Routin de la FING, elle aussi. Le numérique permet de tout faire, mais ce ne sont pas les machines qui sont les plus importantes. C'est la m a ni è re d o nt on t ra va il le ensemble, dont on se frotte aux autres. On arrive dans le FabLab avec son idée. Elle n'est pas forcément entièrement formalisée, mais le numérique permet de passer au prototype quasi immédiatement et de tester, de discuter, de peaufiner. Les grandes entreprises ont réalisé que l'innovation ne venait plus d'elles, mais de petites structures, et ont parfaitement compris l'intérêt des FabLabs. Renault en a initié un en interne : n'importe qui peut aller y bidouiller et tester. »

Renault a, comme toutes les grosses structures, des services de recherche et développement trop lourds et trop lents. Le constructeur a donc entrepris de favoriser l'innovation en interne et, avec les outils des FabLabs, cela va beaucoup plus vite tout en étant nettement moins cher. Le groupe s'est peut-être inspiré de l'expérience de Ford, qui passe beaucoup de temps dans le TechShop de Detroit pour voir les « makers » bidouiller leurs innovations. Fabien Eychenne cite d'ailleurs le PDG de Ford, Bill Coughlin, qui explique comment son entreprise suit ces bidouilleurs - souvent de très bons inventeurs mais pas forcément de bon commerciaux ou gestionnaires -, et comment Ford les aide (en achetant éventuellement les idées qui l'intéressent). Dans un autre registre, les biscuits Poult, le numéro un des biscuits en marque blanche (et inventeur du biscuit antistress), ont adopté la même démarche. Le groupe SEB avec EM Lyon vient aussi de se lancer dans l'aventure FabLab et Airbus travaille avec le FabLab de Toulouse, Artilect.

D'ailleurs de manière assez étonnante, les ruraux semblent parfois plus intéressés que les urbains. Didier Galet est maire de Savins, 446 habitants dans la Seine-et-Marne, dont le dernier café vient de fermer. Le numérique, c'est la survie possible de son village dortoir pour travailleurs parisiens. Lui en est à l'étape LivingLab : espace de 220 m2 entièrement connecté, ouvert jour et nuit, dédié au télétravail, à la formation à distance. Il est de plus en plus fréquenté, les gens réfléchissent, discutent ensemble, initient des projets. Savins est dans un parc régional et commence à travailler sur la filière chanvre, lance des projets sur la télémédecine, sur les filières locales de bois...

Quand un village isolé deveient "the place to be"

Au fur et à mesure, les habitants vont vouloir faire et Savins passera logiquement au FabLab. La volonté de Didier Galet est d'apporter des solutions locales à des problèmes locaux. Tout en travaillant en réseau avec les grands de ce monde : le maire de Savins a même passé un accord avec les FabLabs de Barcelone et de Malmoe ! « Il faut aller voir à Barcelone comme cela fourmille, explique-t-il. Il n'existe aucun préjugé dans le FabLab catalan. Tout le monde se fiche de connaître la taille de Savins, seule les intéressait l'idée sur laquelle nous souhaitions travailler. En revanche, chez nous, il faut se battre constamment pour faire comprendre notre logique économique. Même auprès de l'agence de développement économique. » Et il soupire sur « la capacité de nuisance économique phénoménale chez les institutionnels ».

Autre cas, Biarne, village du Jura, à 40 kilomètres de Besançon, encore plus petit que Savins : 363 habitants. Mais c'est « Le » lieu où il faut être : le premier FabLab rural. Créé par l'association Net-Iki - constituée en 2008 parce que Biarne était en zone blanche -, c'est le premier FabLab rural qui essaime. Sept autres sont actuellement en gestation, dont un à Dijon : Kelle Fabrik sur la broderie et les bijoux. Certes, le conseil général n'a accordé que 5 000euros de subventions ; certes, il a fallu se servir d'une salle de classe inutilisée pour installer le matériel, mais presque tout y est (il faut quand même faire quelques kilomètres pour utiliser la fraiseuse numérique d'un artisan du coin). Désormais, à Biarne, on bricole sévère. Et, malgré le faible débit de 2 mégabits, Biarne a organisé sa première journée internationale de travail, le 6 mai, avec une quinzaine de FabLabs européens connectés.

Tout cela reste balbutiant. Au niveau industriel comme au niveau rural. Mais l'idée est là et pour peu qu'un ou deux bidouilleurs fassent fortune (le Chinois qui a inventé l'aspirateur sans manche dirigeable avec Bluetooth ?), les FabLabs devraient logiquement exploser. Aux États-Unis, un professeur de robotique a, lui, très rapidement compris qu'il y avait une idée et un marché. Il a lancé en 2006 le premier TechShop. Même principe que le FabLab, mais en version commerciale et business : une grande surface de 1500 m2 bourrée de machines numériques, une adhésion pas trop chère et un slogan « What do you want to make ? » Ce « Qu'avez-vous envie de créer ? » a marché et une dizaine de TechShops ont depuis été ouverts de San Francisco à New York en passant par les citées industrielles Detroit et Pittsburgh.

La coque pour iPad est née dans un techshop

Ces TechShops permettent la croissance d'une économie de niche dont les entreprises ne peuvent s'occuper : avec cette réduction à trois fois rien du temps et du coût du prototypage d'une idée, il devient presque facile de trouver son petit marché et d'amortir un produit. Et les coûts ne peuvent que baisser. L'inventeur de la « Dodocase » (la coque pour iPad) a ainsi créé son premier modèle dans un TechShop pour 500 dollars. Il a testé le marché, puis a embauché des gens qui sont allés produire d'autres Dodocase dans d'autres TechShops. Et quand son business a vraiment décollé, il a lancé la production massive en Chine de Dodocase qu'il vend 80 dollars.

C'est le règne du circuit court

Une deuxième révolution technique est à l'oeuvre. Les FabLabs utilisent des outils numériques qui n'ont pas été conçus pour eux, mais qui, petit à petit, produisent en interne les machines dont ils ont besoin. Le meilleur exemple est l'imprimante 3D RepRap : elle est composée de pièces qui ont été construites par l'imprimante précédente. Cette RepRap va bientôt être capable de produire la totalité du futur modèle de la RepRap. C'est le FabLab 3.0. Il existera vraisemblablement avant 2020. Puis, selon le MIT et le CEA, arriveront les FabLabs 4.0, où l'on parlera de la matière elle-même. L'immense avantage des FabLabs est donc, dans un monde en crise économique et avec des matières premières et une énergie de plus en plus chères, de pouvoir répondre de manière quasi gratuite à des demandes précises et locales. C'est le règne du circuit court et c'est ce que Barcelone a compris.

L'immense désavantage des FabLabs c'est le DIY. Les Français ne sont pas du tout habitués à ce type de comportement, à ce type de production. Hormis quelques artistes spécialisés dans le numérique ou quelques ingénieurs fréquentant les Summer Labs (grandes réunions de bidouilleurs, de hackers, d'ingénieurs, la prochaine aura lieu à Nantes, début juillet), les Français regardent la chose avec la même méfiance que les super-technos du Minitel considéraient les garages de la Silicon Valley du début des années 1990. Comme le disait un étudiant du FacLab de Cergy Pontoise lors de la visite de Jean-Marc Ayrault : « On est dans la même situation qu'il y a quinze ou vingt ans, lorsque l'ANPE avait des demandes de webmasters et n'avait aucune idée de ce que cela pouvait être. En 2013, l'université et Pôle Emploi ont le même problème avec les FabManagers. »