"Fake news" et liberté d'expression : la future loi de Macron inquiète

Par Sylvain Rolland  |   |  1300  mots
RSF, le Spiil ou encore l'ODI, estiment que c'est davantage à la profession de se saisir du problème des fake news qu'à l'Etat de créer une loi qui pourrait potentiellement ouvrir une boîte de Pandore pour la liberté d'expression. (Crédits : JEAN-PAUL PELISSIER)
La volonté d'Emmanuel Macron de recourir à l'arme de la loi pour lutter plus efficacement contre les fake news propagées sur Internet, pourrait ouvrir une boîte de Pandore néfaste pour la liberté d'expression, estiment des professionnels du secteur.

"Prochainement", une loi annoncée mercredi par Emmanuel Macron va tenter d'éradiquer la propagation des fake news, ou fausses nouvelles, sur Internet.

Dans le traditionnel discours des vœux du Président à la presse, le chef de l'État, régulièrement ciblé par des fake news, a proposé deux mesures phares : des "obligations de transparence accrue" pour les plateformes comme Facebook, Google et Twitter, sur tous les contenus sponsorisés, afin de rendre publique l'identité des annonceurs et de ceux qui les contrôlent. Puis la possibilité de saisir un juge en référé, capable de "supprimer le contenu mis en cause, de déréférencer le site, de fermer le compte utilisateur concerné, voire de bloquer l'accès au site internet".

Le détail des mesures sera révélé "dans les semaines qui viennent", après la tenue de "consultations" pour veiller à ce que le texte ne remette en cause "aucune des libertés de la presse".

Un régime d'exception pour les périodes électorales

Mais le Président a déjà posé les contours du texte. Celui-ci s'appliquerait uniquement aux contenus publiés sur les plateformes Internet, pendant les périodes électorales. L'objectif : éviter que les fake news ne perturbent le débat démocratique au point de modifier l'issue d'une élection, comme elles ont réussi à le faire, d'après plusieurs études, aux États-Unis en 2016. Si Facebook, Google et Twitter sont particulièrement visés, il concernera en fait l'ensemble des médias en ligne, puisque ces plateformes ne produisent pas de contenus, mais diffusent auprès de leur énorme audience ceux des autres.

Ce contrôle provisoire de l'information fait grincer quelques dents, qui doutent à la fois de la pertinence du dispositif et de sa faisabilité, puisque le Président ne s'est pas attardé sur comment créer un consensus pour définir et identifier de manière fiable ce qu'est une fake news. À l'image de l'économiste Julia Cagé sur Twitter:

De plus, la possibilité pour un juge saisi par une action en référé, de supprimer le contenu mis en cause ou de bloquer l'accès au site voire le déréférencer, pose problème.

"D'après le code électoral, il est déjà illégal pendant les campagnes de publier de fausses informations, sans compter qu'il existe déjà des procédures pour signaler et identifier des fake news sur les réseaux sociaux, rappelle Jean-Christophe Boulanger, le président du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil).

Selon lui, le texte devra absolument mettre en place des "garde-fous" pour ne pas "donner à un juge le pouvoir de censurer sous les bons sentiments de la loi". Les fake news entreraient ainsi dans un dispositif en vigueur depuis la loi de confiance dans l'économie numérique de 2004. Ce texte donne déjà la possibilité, pour un juge, d'ordonner en référé à tout hébergeur de prendre "toutes les mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage" causé par un contenu illicite, y compris, donc, la suppression d'un contenu et le blocage d'un site.

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La loi, une arme aux effets pervers ?

De telles mesures, qui vont beaucoup plus loin que la loi sur la modération des contenus qui vient d'entrer en application en Allemagne, feraient entrer l'État sur une pente glissante. Mais pour Emmanuel Macron, il s'agit d'une nécessité démocratique :

"Par une fascination pour une horizontalité absolue, nous avons considéré que toutes les paroles pouvaient se valoir et que la régulation était forcément suspecte. Or, ce n'est pas le cas. Toutes les paroles ne se valent pas. Des plateformes, des fils Twitter, des sites entiers, inventent des rumeurs et des fausses nouvelles qui prennent rang aux côtés des vraies. La réalité qu'il y a là une stratégie, et une stratégie financée,visant à entretenir le doute, à forger des vérités alternatives, à laisser penser que ce que disent les politiques et les médias est toujours plus ou moins mensonger. Par un habile renversement, le mensonge se drape des atours de la vérité cachée au peuple, sciemment escamotée par les élites, quelles qu'elles soient".

Si le diagnostic posé par Emmanuel Macron est largement partagé, le sujet reste très délicat. L'État a-t-il vraiment son mot à dire sur la déontologie de l'information ? La puissance publique peut-elle interférer sur les contenus publiés par des sites et sur des plateformes comme Facebook, sans porter atteinte à la liberté d'expression telle que définie par la loi de 1881, qui constitue l'un des piliers de notre démocratie ?

Le dilemme met les experts mal à l'aise.

"Le problème est que les fausses informations, théories du complot et autres rumeurs qu'on entendait auparavant au café du commerce ou dans les repas de famille, peuvent désormais toucher une très large audience grâce à la puissance des réseaux sociaux", admet l'universitaire spécialiste des médias Patrick Eveno, également président de l'Observatoire de déontologie de l'information (ODI).

Qui poursuit : "Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions. Avec une loi autorisant le retrait de contenus, c'est la liberté d'expression qui est dans la balance".

C'est justement ce que dénonce depuis plusieurs mois le réseau Reporters sans frontières (RSF). Pour l'ONG, la mise en place de politiques répressives contre les médias au nom de la lutte contre les fake news est un cadeau aux "prédateurs de la presse":

"Bien sûr, il est plus que jamais nécessaire pour l'internaute de démêler le vrai du faux dans l'information qui s'offre à lui, écrivait en novembre Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF, dans une tribune publiée sur son site. Mais la lutte contre les fake news doit passer par la promotion d'un journalisme libre et indépendant, vecteur d'une information fiable, de qualité", ajoutait-il.

Laver le linge sale en famille, une solution plus confortable pour les médias et les plateformes

Autrement dit : RSF, le Spiil ou encore l'ODI, estiment que c'est davantage à la profession de se saisir du problème des fake news qu'à l'État de créer une loi qui pourrait potentiellement ouvrir une boîte de Pandore si elle permettait aussi de ronger les libertés de la presse.

"La lutte contre les fake news doit plutôt être une lutte collective des médias professionnels, associés aux plateformes, pour définir des règles de déontologie communes, identifier les fake news et promouvoir celles qui n'en sont pas. Cela ne peut être qu'une œuvre collective d'autorégulation, indépendante de l'État", met en garde Patrick Eveno, de l'ODI, qui prend pour exemple l'initiative Cross Check, testée au printemps dernier avec les plateformes pour travailler sur des leviers d'instaurer la confiance dans l'information à l'ère numérique.

Emmanuel Macron en est conscient. Dans son discours, le chef de l'État a insisté sur la nécessité, pour la "profession journalistique", d'entamer "une réflexion déontologique". Et de citer en exemple "la démarche de Reporters sans frontières d'inventer une sorte de certification des organes de presse respectant la déontologie du métier", qui lui paraît "intéressante et souhaitable".

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