Intelligence artificielle : l'État exhorte les entreprises à voir plus loin que le bout de leur nez

Par Sylvain Rolland  |   |  893  mots
Les données sont la matière première de l'intelligence artificielle. De leur disponibilité en très grand nombre dépend l'émergence de nouvelles solutions pour les entreprises, de nouveaux usages et applications pour tous. (Crédits : jcomp)
Pour stimuler l'innovation dans l'intelligence artificielle, le secrétaire d'État au Numérique, Mounir Mahjoubi, a appelé mardi 18 septembre les entreprises françaises à davantage ouvrir et mutualiser leurs données. Problème : la collaboration n'est pas le fort des grands groupes français, qui considèrent souvent la donnée comme un or noir qu'il faut protéger de la concurrence.

Mounir Mahjoubi veut que les grands groupes français changent complètement leur logiciel vis-à-vis des données. Mardi 18 septembre, dans un communiqué de presse, le secrétaire d'État au Numérique a incité les entreprises à davantage partager, mutualiser et valoriser leurs données. Une condition indispensable, selon lui, pour stimuler l'innovation en France dans l'intelligence artificielle. Conformément aux recommandations du rapport remis en mars dernier par Cédric Villani, qui établit une stratégie pour la France dans l'intelligence artificielle, l'État lance donc officiellement un appel à manifestation d'intérêt pour la mutualisation des données, ouvert jusqu'au 16 novembre prochain.

"Dans le cadre du déploiement de la stratégie française en matière d'IA, nous soutiendrons les initiatives privées d'ouverture et d'échange de données pour que naisse en France, dans tous les secteurs, une économie ouverte de la data compétitive", indique le secrétariat d'État au Numérique.

L'objectif affiché par la Direction générale des entreprises (DGE) de Bercy, qui pilote le projet : soutenir des initiatives de mutualisation de données au sein de plateformes sectorielles ou cross-sectorielles, et les aider à trouver "des modèles économiques leur permettant de générer une activité viable et pérenne", "sans nouveaux financements publics", à un horizon moyen de trois ans.

Les bases de données, le nerf de la guerre pour l'innovation dans l'IA

Effectivement, les données sont la matière première de l'intelligence artificielle. De leur disponibilité en très grand nombre dépend l'émergence de nouvelles solutions pour les entreprises, de nouveaux usages et applications pour tous. Ce n'est pas un hasard si les géants du Net américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM...) ainsi que leurs concurrents chinois (notamment les "BATX" Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) dominent de la tête et des épaules, y compris en matière de financement, la recherche mondiale dans l'intelligence artificielle.

Grâce à leurs écosystèmes à 360 degrés se déployant sur de nombreux secteurs d'activité, ils disposent d'une énorme masse de données qu'ils mettent à profit pour entraîner leurs algorithmes. C'est le principe du machine learning (apprentissage automatique), qui repose sur la disponibilité d'une multitude de jeux de données annotés. Si la recherche travaille actuellement à des méthodes d'apprentissage autodidacte pour que l'IA déduise elle-même des solutions avec très peu de données à sa disposition - comme l'a prouvé le laboratoire DeepMind de Google avec le jeu d'échecs -, cette technique est aujourd'hui trop embryonnaire pour vraiment concurrencer le machine learning.

"À l'image des réseaux, la valeur des jeux de données croît plus que proportionnellement à leur taille : là où les données d'une PME, par exemple une exploitation agricole, n'ont que très peu de valeur, des bases de données de place, agrégeant les données d'un grand nombre d'opérateurs peuvent ouvrir des perspectives considérables", insistait Emmanuel Macron, lors de sa présentation du rapport Villani.

Retard culturel des grands groupes français sur l'open data

Problème : "De tels jeux de données sont aujourd'hui des ressources rares pour les acteurs français", pointe le secrétariat d'État au Numérique. Si la France soutient officiellement l'open data depuis la loi pour une République numérique d'Axelle Lemaire votée en 2016, les grands grands groupes français ont du mal à changer leur approche vis-à-vis des données.

Ainsi, une étude de 2017 financée par l'Union européenne établissait qu'environ 90% des entreprises interrogées affirmaient ne pas partager leurs données avec d'autres entreprises. Et même à l'intérieur des organisations, les silos de données constituent des barrières à la réutilisation des données d'un service à l'autre...

"Des initiatives de partage de données existent, mais elles manquent d'ampleur. Culturellement, les grands groupes restent très en retard sur l'open data, à la fois parce que le chantier est complexe et parce qu'ils considèrent la donnée comme un actif stratégique", indique à La Tribune le directeur de l'innovation d'une grande entreprise française.

Un enjeu de souveraineté pour la France et l'Europe

D'après le rapport Villani, l'ouverture des données ou open data constitue "une lame de fond" de l'économie numérique. Et si les entreprises sont friandes des "hackathons" et autres ouvertures "ponctuelles", elles doivent passer à la vitesse supérieure. Pour Cédric Villani, il s'agit d'un enjeu de souveraineté pour la France et l'Europe :

"Le premier acte de la "bataille de l'IA" portait sur les données à caractère personnel. Cette bataille a été remportée par les grandes plateformes. Le second acte va porter sur les données sectorielles : c'est sur celles-ci que la France et l'Europe peuvent se différencier. L'objectif est d'abord stratégique pour les acteurs français et européens, car c'est un moyen pour les entreprises d'un même secteur de rivaliser avec les géants mondiaux de la discipline", indique-t-il.

L'État pourrait aussi passer par la loi pour imposer l'open data dans chaque secteur. Dans l'énergie, la loi Transition énergétique pour une croissance verte a imposé aux opérateurs d'énergie de mettre en place des politiques d'ouverture de leurs données sur les consommations de gaz et d'électricité afin de favoriser l'innovation.