Régions : Mais à quoi va servir le très haut débit ?

Par Jean-Pierre Gonguet  |   |  1856  mots
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Le gouvernement veut généraliser l'Internet à très haut débit d'ici à 2022. Les collectivités sont prêtes à investir des sommes folles pour y avoir accès, surtout dans les campagnes. Mais très peu se posent la question de son utilité et de la manière dont le numérique peut réinventer les politiques publiques.

«Trois minutes, c'est le temps d'un ?uf à la coque. Pour expliquer ma position sur un plan à 30 milliards d'euros, c'est un peu juste. » La ministre déléguée à l'Économie numérique, Fleur Pellerin, a souri, et Yves Rome, sénateur et président du conseil général de l'Oise, a exposé son point de vue sur le plan très haut débit (THD) du gouvernement; comme les 59 autres invités à la table ronde de consultation des acteurs du secteur, qui se tenait le 13 février dernier à Bercy. Mais il fut l'un des rares à présenter un discours un peu dissonant, avec Yves Krattinger, sénateur et président du conseil général de la Haute-Saône. « Fleur Pellerin maîtrise totalement son dossier. Techniquement elle est très forte et, en plus, elle a de la repartie, explique l'un des opérateurs industriels présents. Antoine Darodes, qui sera vraisemblablement le patron de l'agence du THD, est lui aussi impeccable. Il est même consensuel. Sauf qu'on ne saisit toujours pas la vision politique. Je comprends les élus : ils attendaient qu'on donne du sens, et on leur parle tuyaux, cuivre, infrastructures et taxes. Et je comprends les entreprises : personne ne parle d'elles. »

Une histoire d'ingénieurs et d'inspecteurs

Qui va mettre en place le plan très haut débit et pour quoi faire? C'est la question qui commence à tarauder les élus. D'un côté, ils ne veulent pas se faire déposséder de cet équipement essentiel du territoire. De l'autre, ils n'ont pas, majoritairement, la culture du numérique. « Le THD pour l'instant, c'est des histoires d'ingénieurs et d'inspecteurs des finances, explique Jean Pierre Jambes, un universitaire de Pau qui fut pendant une dizaine d'années le patron du développement haut débit de la communauté d'agglomération de Pau-Pyrénées. Tout le monde a compris qu'il s'agissait d'un investissement majeur, mais personne ne réfléchit sur le retour sur investissement : les collectivités ne travaillent pas, ou peu, sur une meilleure distribution du service public, très peu sur l'éducation numérique, sur l'e-santé... Ce qui est énervant dans la feuille de route de Fleur Pellerin, c'est l'absence de projet.

Ce n'est peut-être pas son rôle, mais Cécile Duflot était, elle, à cette réunion et on me dit qu'elle n'a rien dit. C'est à elle de le faire. » En fait, la ministre de l'Égalité des territoires a parlé, mais comme le dit un élu qui attendait visiblement un peu plus d'elle, « elle n'a apporté aucun sens politique ». Cécile Duflot a pourtant parfaitement saisi que les collectivités se sentaient mal à l'aise dans le débat THD et numérique. Claudy Lebreton, le président de l'Assemblée des départements de France, est donc en train de travailler sur la question - essentielle pour les collectivités -, des usages du numérique. Sur la manière dont le numérique peut réinventer les politiques publiques et absolument pas sur l'investissement nécessaire.

Depuis 2009, tous les Auvergnats ont le haut débit

Claudy Lebreton fait partie de ces élus qui estiment qu'il ne sert à rien d'investir un euro dans une nouvelle technologie si l'on n'en met pas deux dans le même temps sur la formation des personnels. René Souchon, le président du Conseil régional d'Auvergne, qui est certainement l'élu le plus en avance sur les questions de haut et de très haut débit, disait exactement la même chose, il y a peu, au ministre de l'Éducation, Vincent Peillon : « La Région a fait le choix du numérique comme levier du développement économique. Depuis 2009, tous les Auvergnats ont le haut débit. À partir de juin 2013, on commence l'installation de la fibre et on veut du 100 Mbit/s à la fin de 2017 partout. A minima, tous les foyers seront à 8 Mbit/s à cette date, les lycées seront à 100, les collèges en majorité à 100 et les écoles primaires seront également couvertes. S'il le faut par le satellite, quitte à ce que la Région paie. À Paris il n'y a pas de souci, le marché amène les infrastructures. En Auvergne, s'il n'y a pas d initiative publique, il n'y a rien. Mais les réticences sont colossales. Je passe mon temps à discuter d'e-education, l'éducation c'est majeur. Le numérique c'est vital. Mais ce n'est pas naturel, il y a des réticences chez les professeurs, elles sont même énormes. Il faut former les professeurs si on veut booster le système. »

300 millions d'euros prévus par le conseil général de l'Oise

Dans les rares départements très avancés en matière de haut, puis de très haut débit, c'est le même problème. Dans l'Oise, il y a 330.000 foyers couverts pour 800.000 habitants. Seulement 100.000 foyers (à Beauvais, Compiègne, Chantilly et Senlis) seraient desservis en FTTH (Fiber To The Home) en 2020 par les opérateurs. Le conseil général de l'Oise a adopté un schéma directeur qui évalue entre 300 millions et 330 millions d'euros le coût public pour couvrir les foyers non desservis et il a même nommé un vice-président chargé du déploiement du THD, c'est dire si le sujet est pris très au sérieux.

Pour autant, la méthode d'élaboration du projet THD Oise est fruste : on additionne des coûts. Il n'y a quasiment pas de recettes. Le problème de l'Oise - comme de tous les schémas directeurs d'aménagement numérique (SDAN) qui veulent être éligibles à des subventions de l'État -, c'est qu'il n'y a ni vision de l'utilité du THD, ni référentiel permettrant de hiérarchiser les projets d'équipements en fonction d'un retour socio-économique ou financier. L'Oise devrait refaire son projet non pas à partir des coûts, mais à partir des recettes, des gains de productivité ou des sauts qualitatifs dans les politiques publiques (santé, éducation, etc.). Toutes les collectivités le savent, peu se penchent sur la question.

Un projet de connexion sur... 30 ans

Certains, comme Yves Krattinger en Haute-Saône, adoptent même des positions radicales. Celui-ci a fait ses calculs : le THD, non seulement va lui coûter 360 millions, mais, en plus, ce sera « trop tard car, sur la base du plan actuel, il faudra trente ans pour connecter tout son département ». La Région Bretagne est ainsi en train de lancer un déploiement en TDH pour 85000 prises et l'addition minimale est de 400 millions. Dans n'importe quel département peu dense, comme la Meuse, le THD c'est au minimum de 300 millions à 320 millions. Du coup, Yves Krattinger a plaidé devant Fleur Pellerin pour un développement en simultané de la fibre et du THD sans fil, en privilégiant les zones d'activité et les établissements publics. En clair : l'État doit reprendre son rôle de grand stratège et inventer un nouveau modèle de gouvernance. Cécile Duflot, en visite en Haute-Saône le 22 février, devrait le comprendre.

Less collégiens français, les 27e en Europe pour l'utilisation de tablettes

Comme devrait l'écrire Claudy Lebreton dans le rapport qu'il va lui remettre, « les élus, le gouvernement, le parlement sont beaucoup trop concentrés sur les tuyaux, mais personne ne se demande en quoi le numérique est un atout pour le service public. J'ai 1100 km de fibre optique dans mon département, les Côtes d'Armor, et la réflexion la plus importante, celle sur la transmission des savoirs et le nouveau modèle qu'impose le numérique, n'est toujours pas amorcée! » L'ancien président du conseil général de Corrèze, François Hollande, avait joué les précurseurs en distribuant des iPad, mais, comme le glisse un élu, « être en 8e position en Europe aujourd'hui pour l'équipement des collégiens en tablettes ne sert à rien lorsque l'on voit que les collégiens français sont les 27e en Europe pour l'utilisation de ces mêmes tablettes! »De manière étonnante, l'Inspection générale des Finances est presque d'accord avec les élus locaux.

Le véritable défi n'est pas technologique, il est politique

Dans un rapport mordant rendu au ministre de l'Économie, il y a tout juste un an, l'inspecteur Alexandre Siné avait écrit que « la couverture en THD des zones peu denses répond à un objectif d'équité de l'aménagement du territoire, mais ne contribue que marginalement à l'objectif de développement de nouveaux usages par les entreprises et les ménages... L'impact positif du très haut débit n'est pas garanti. Il est fortement conditionné, comme avec le haut débit, par le développement d'usages qui tirent parti de son potentiel. » La technologie rend possible le développement d'innovations dans les territoires, mais le véritable défi n'est pas technologique, il est politique, « c'est celui, explique Jean Pierre Jambes, du pilotage des projets et d'une ouverture transversale entre les différents silos que constituent les multiples acteurs et métiers qui cohabitent dans un territoire - transport, énergie, sécurité, télécoms. Ce qui est valable pour la ville numérique l'est tout autant pour la campagne numérique ».

1287 territoires sur 1666 sont qualifiés de ruraux

Les collectivités se sont fait une spécialité d'empilement de SDNA et autres Stratégies de cohérence régionale pour l'aménagement numérique, et n'ont rien fait pour le décloisonnement des approches par métiers des collectivités locales, laissant par exemple les directions des systèmes d'information travailler seules dans leur coin, sans jamais qu'il y ait connexion avec ceux qui auraient éventuellement pu penser les nouveaux usages du numérique. Cécile Duflot, qui n'a toujours pas donné une vision politique de ce que pourrait être l'égalité des territoires, devrait être en fait la ministre qui, face aux « technos », va porter une approche plus systémique, plus pragmatique du THD et des usages du numérique. Elle pourrait ainsi être amenée à proposer une organisation en fonction des bassins de vie. Ce sont les plus petits territoires au sein desquels les habitants ont accès aux équipements et services courants : il y en a 1666 qui structurent le territoire, dont 1287 sont qualifiés de ruraux au sens des critères adoptés par la Commission européenne.

C'est là que la population a le plus augmenté au cours de la dernière décennie. C'est l'endroit le plus pertinent pour regrouper et faire travailler ensemble toutes les structures, celles de l'État comme celles des collectivités, et trouver un mode de gouvernance sur l'éducation, la santé et les services publics. Il va falloir être très fin. D'un côté les collectivités doivent mutualiser et réfléchir aux usages dans les bassins de vie, de l'autre elles doivent se coordonner nationalement pour mutualiser : il existe, par exemple, autant de plates-formes de données pour les prestations sociales, qu'il y a de départements, alors qu'elles sont les mêmes partout. Pas simple!