El Paso : quel avenir pour 8chan, le site qui a hébergé les messages du terroriste ?

Par François Manens  |   |  1357  mots
Le terroriste de El Paso a posté sur 8chan un manifeste raciste quelques heures avant de tuer 20 personnes. (Crédits : Jose Luis Gonzalez pour Reuters)
8chan a hébergé en l'espace de six mois les messages racistes de trois terroristes. A la suite de l'attentat de El Paso, son fournisseur de cybersécurité s'est désengagé. Son créateur a quant à lui appelé à sa désactivation. Mais pour l'instant, le site reste actif.

Article du 05/08/2019, mis à jour le 06/08/2019

Pour la troisième fois en 6 mois, un terroriste suprémaciste blanc a exprimé ses intentions sur le site 8chan, avant de commettre une fusillade contre une minorité. En mars 2019, 51 personnes périssaient dans une fusillade islamophobe à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Un mois plus tard, un autre homme blanc, actif sur le site, tuait une femme dans un attentat antisémite à Poway en Californie. Samedi dernier, le scénario s'est à nouveau répété. Un homme blanc de 21 ans, originaire de Dallas, a abattu 22 personnes dans la ville texane de El Paso, composée à 80% de personnes d'origine hispanique.

Quelques heures auparavant, il évoquait une "invasion hispanique" dans un message de quatre pages posté sur 8chan, et faisait l'éloge de l'attentat de Christchurch. Plus de 24 heures après l'attentat, Cloudflare, l'entreprise en charge de protéger le site contre les attaques par déni de service (DDoS), a arrêté de fournir ses services. L'administrateur du forum a réagi en indiquant à ses utilisateurs qu'il trouverait une solution sous 48 heures. Mais quand bien même le forum fermerait, ce courant raciste ultra-violent se retrouverait sur une autre plateforme, s'accordent à dire plusieurs observateurs.

8chan, la plateforme à peine modérée

Sur la page d'accueil très basique de 8chan, un petit message, écrit en rouge dans le coin en haut à droit de l'écran, indique les uniques conditions de modération. Son administrateur s'y dédouane des propos que pourraient tenir ses utilisateurs.

"Sur 8chan, les sujets et les messages sont créés par les utilisateurs et ne représentent pas les opinions de l'administration de 8chan. Pour le respect de la liberté d'expression, seul le contenu qui viole le Digital Millennium Copyright Act ou d'autre lois américaines sera supprimé"

Le site héberge des chaînes de messages, créés et modérées par les utilisateurs. Ils y participent sous couvert d'anonymat dans la très grande majorité des cas, puisque la plateforme n'exige pas de s'enregistrer pour poster du contenu. Les sujets abordés vont de la politique et des cryptomonnaies aux jeux vidéo et aux mangas. En bref, 8chan reprend quasiment à l'identique le fonctionnement de 4chan, un forum populaire et controversé. Mais à la différence de sa copie, l'administrateur de 4chan a gardé la possibilité de modérer certains contenus problématiques.Il a par exemple fait usage de ce pouvoir de modération en 2014, lors du "Gamesgate", où des campagnes de harcèlements misogynes étaient lancés depuis une sous-section de 4chan. C'est d'ailleurs à ce moment que 8chan, fondé à peine un an plus tôt, a gagné en popularité.

Son créateur, le développeur Fredrick Brennan, trouvait la modération sur 4chan trop pesante et voulait offrir aux utilisateurs une plateforme la plus anarchique et la plus ouverte possible. C'est ainsi que son site a accueilli une véritable communauté de suprémacistes blancs. Comme le rapporte The Verge, à la suite de l'attentat d'El Paso, plusieurs utilisateurs de 8chan écrivaient "notre gars" pour parler du meurtrier présumé, ou se félicitaient du nombre de personnes tués. Les terroristes de Poway et de El Paso ont tout deux exprimé leur admiration du tueur de Christchurch dans leurs messages. Le Texan appelait samedi ses "frères" à partager le plus possible son post. Dans son billet de blog pour annoncer l'arrêt des services sur 8chan, le patron de Cloudflare, Matthew Prince a qualifié la plateforme de "cloaque de haine"; et taclé son désormais ancien client :

"Même si 8chan n'a pas violé la loi en refusant de modérer leur communauté haineuse, ils ont créé un environnement qui se délecte d'aller à l'encontre de ses fondements", a-t-il lancé.

Fermer 8chan, une option inefficace ?

Le retrait de Cloudflare rend 8chan vulnérable à des attaques informatiques de cyberjusticiers, mais ne met pas en danger son existence. L'administrateur du site a immédiatement réagit sur Twitter à l'annonce de Cloudflare, en évoquant une indisponibilité probable de 24 à 48 heures, le temps de trouver une solution.

La société de cybersécurité a conscience du peu d'effet qu'a son retrait, puisque ce n'est pas la première fois qu'elle se trouve dans cette situation. En 2017, elle avait arrêté de protéger le blog neo-nazi Daily Stormer. Depuis, le site utilise les services d'un concurrent et se targue d'avoir plus d'audience que jamais.

"Si retirer 8chan de notre réseau nous sort des projecteurs, ça ne permet pas de comprendre pourquoi les sites haineux étalent leur bile en ligne. (...) En prenant cette décision nous avons résolu notre propre problème mais pas celui de l'Internet", déplore Matthew Prince.

Cloudflare, qui prépare une entrée en bourse, a refusé dans un premier temps d'arrêter ses services, puis a changé d'opinion dimanche dans la soirée. Dans les quelques heures après le désistement de Cloudflare, l'entreprise BitMitigate a accepté de fournir ses services, d'après un modérateur de 8chan. BitMitigate protège également Daily Stormer, l'autre site délaissé par Cloudflare en 2017. 8chan a ainsi pu reprendre son fonctionnement, sept heures après l'annonce.

Mais ce n'était pas la fin des complications pour le forum. Epik, l'entreprise mère de BitMitigate, ne possède pas ses propres serveurs, qu'elle loue à une société tierce, Voxility. Cette dernière a décidé de rompre les ponts avec Epik, coupant ainsi les serveurs qui alimentait 8chan.

"Dès que nous avons pris connaissance du contenu que Epik hébergeait, nous avons pris la décision de les bannir définitivement", a déclaré une responsable de Voxibility à The Verge.

En réaction à la fusillade, le créateur de 8chan, avec lequel il a coupé les ponts depuis un an, a appelé à désactiver sa création. Mais le propriétaire actuel du site, Jim Atkins, a refusé de s'exprimer pour l'instant sur une telle éventualité. Même son de cloche du côté de Tucows, l'entreprise canadienne qui fournit le nom de domaine à 8chan, qui a indiqué au New York Times qu'elle ne comptait pas désactiver l'adresse du site.

"Les problèmes sont évidemment structurels et sociétaux, mais ce serait un pansement un soit peu efficace", s'avance le fondateur de 8chan, Fredrick Brennan, dans une interview pour le New York Times. "Ca et un bannissement au niveau fédéral des armes d'assauts pourraient réduire la récurrence de ces fusillades à seulement toutes les deux ou trois ans, avec, probablement, moins de victimes."

Bien que la fermeture du site reste pour l'instant une simple éventualité, certains utilisateurs se demandent déjà sur quels sites ils pourront migrer. Buzzfeed a interrogé à se sujet Andrew Torba, fondateur de Gab.ai un réseau social d'extrême droite sur lequel se sont réfugier les éditorialistes et autres politiques bannis de Twitter.

"Souvenez vous que la popularité de 8chan a grimpé grâce à la censure des fils sur le Gamergate sur 4chan. Les personnes n'ont eu aucun problème à trouver 8chan à ce moment et à s'y installer. Comment pourrait-on dire qu'ils ne feront pas la même chose si 8chan est désactivé ?"

Dans son billet de blog, Matthew Prince appelle quant à lui le législateur à se munir de "remèdes additionnels" pour gérer ce type de plateforme "sans loi". Il y rappelle que ce n'est pas, selon lui, le rôle des entreprises de désigner quel contenu est bon et lequel est mauvais.

"Les questions autour du contenu sont des vrais problèmes sociétaux, qui requièrent des solutions légitimes politiquement", défend-il.

Le débat autour de la modération pourrait s'ajouter à celui autour des armes d'assaut et du fameux second amendement.